
La production de l’avocat, très rentable, a explosé ces dernières années au Maroc. Les faibles précipitations poussent les agriculteurs à puiser dans les eaux souterraines. Et à côté, les coupures d’eau au robinet se multiplient.
« Le rendement est impeccable », indique Hicham en souriant, sous sa serre étouffante. Le long de la nationale 1, le tronçon reliant Sidi Taibi à Kénitra (à une trentaine de kilomètres de Rabat, au Maroc) déborde de pépinières. Parmi les plants vendus : les avocats, mis en avant sur les panneaux qui ornent le bas-côté. En une dizaine d’années, la culture du fruit a explosé dans le pays. La surface concernée a plus que doublé en cinq ans. Mais introduire au Maroc un fruit originaire d’un pays tropical, où la pluviométrie est faible, a de quoi étonner. Et inquiète des chercheurs et citoyens. Avec une dotation de près de 600 m3 d’eau par habitant par an, le pays se trouve déjà en situation de stress hydrique structurel.
Il y a urgence dans ce pays, qui fait désormais partie du top 10 mondial des exportateurs. Le Maroc aurait produit 98 000 tonnes en 2022 et en aurait exportées 56 000, notamment vers l’Europe, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). L’Association marocaine de l’avocat (Mava) parle, elle, de 70 000 tonnes produites dont 85 % exportées. Le pays aurait ainsi exporté pour plus de 163 millions d’euros en 2023, selon l’Office des changes. L’essentiel des terres (95 % d’après la Mava) est situé dans le Gharb, le long de l’Atlantique. Les avocatiers s’y étendent à perte de vue. La plupart sont visibles depuis la route, d’autres sont entourés d’immenses murs de béton et de barbelés.
Le sujet, omniprésent, est sensible. En témoigne, entre autres, notre difficulté à visiter des plantations. Abdelaziz Rhezali, consultant agronome spécialiste de l’avocat, a quand même accepté de nous montrer le champ de l’un de ses clients sur la commune de Sidi Allal El Bahraoui, à 30 km à l’est de Rabat. Ici, un grand château d’eau trône non loin d’une immense villa rouge inhabitée. L’exploitation, sur laquelle travaillent deux personnes toute l’année, est équipée de caméras de surveillance. Chaque pied d’avocat est arrosé par trois goutte-à-goutte et des brumisateurs d’eau. La parcelle de 1 hectare compte trois puits de 27 mètres de profondeur chacun.
Il n’existe aucune donnée sérieuse ni sur les besoins en eau nécessaires pour faire pousser de l’avocat au Maroc ni sur la consommation effective de la filière. Un manque, voire une certaine opacité, qui permet à ses défenseurs d’avancer des chiffres invérifiables et parfois farfelus. Abdellah El Yamlahi, président de la Mava, parle de 800 litres par kilo, avec 10 tonnes collectées par hectare, soit 8 millions de litres par hectare ; Abdelaziz Rhezali de 260 litres par kilo avec 25 tonnes par hectare, soit 6,5 millions de litres par hectare.
Des besoins nettement inférieurs à ceux connus au Mexique, premier producteur mondial, par exemple. « Ce n’est pas comparable », répond d’un revers de main le consultant, qui refuse de nous indiquer la pression de l’eau puisée dans les trois puits de la parcelle et ne nous donne pas les sources des données avancées.
« La pluie revient toujours »
Mohamed Taher Sraïri, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II (IAV) de Rabat, nuance la controverse des chiffres. « Il y a quand même un consensus scientifique selon lequel il faut environ 16 millions de litres par hectare, résume-t-il. C’est colossal. » Soit l’équivalent de la consommation domestique annuelle en France de 300 habitants.
Dans la région du Gharb, la pluviométrie est entre 300 et 500 mm par an. La majorité de l’eau utilisée provient donc de l’irrigation. « On remplit tous les besoins nous-mêmes », reconnaît même Abdelaziz Rhezali lorsque nous l’interrogeons sur l’apport de la pluie.
Au-delà de la bataille des chiffres, Abdellah El Yamlahi tient à relativiser : « Il y a de nouvelles terres irriguées, certes, mais la grande majorité a juste basculé d’une culture à l’autre et consomme moins d’eau qu’avant », assure-t-il, sans apporter de chiffres. Et puis : « Le Maroc a connu des sécheresses avant l’avocat et en connaîtra d’autres. La pluie revient toujours, Hamdoullah. Ça va passer. Je ne suis pas inquiet. Et dans le pire des cas, on pense déjà au plan B en construisant des usines de dessalement. »
Le goutte-à-goutte, contre-productif ?
Et le président de la Mava d’insister : ce fruit ne représente encore qu’une infime partie des cultures — 10 000 hectares sur les 8 millions d’hectares de terres agricoles… pas forcément irriguées. « Raisonner à l’échelle nationale n’a pas de sens, ce ne sont pas les mêmes bassins. Il faut regarder région par région et l’équilibre entre l’offre et la demande en eau sur cette zone », fait remarquer Najib Akesbi, économiste spécialiste de l’agriculture.
Les défenseurs de l’« or vert » mettent en avant le goutte-à-goutte et son efficience hydrique. Le Maroc a d’ailleurs beaucoup misé sur cette technologie et la subventionnait pour l’avocat il y a encore peu. Il a arrêté en même temps que les subventions des pastèques cultivées dans le désert, justement quand l’opinion publique a commencé à s’exprimer sur le sujet. Ce système a ses limites et un effet rebond. Plusieurs études, y compris sur le terrain marocain, montrent qu’il conduit finalement à irriguer de nouvelles terres et donc à consommer plus.
Tous les agriculteurs n’utilisent pas le goutte-à-goutte pour l’avocat, nous indiquent plusieurs interlocuteurs. « L’été, mes voisins mettent en marche le brumisateur en continu », rapporte même un petit propriétaire qui a quelques avocatiers dans le Gharb. L’eau utilisée pour l’arrosage est directement prélevée dans les nappes, qui ont parfois du mal à se renouveler.
D’après les données publiées par l’agence du bassin hydraulique de Sebou, le système aquifère du Gharb est déficitaire ; l’essentiel des prélèvements est dû à l’activité agricole.
« C’est de l’exportation de l’eau »
« Le développement de la culture de l’avocat au Maroc ne fait que caricaturer une politique menée depuis des dizaines d’années : un modèle agro-exportateur », remarque Najib Akesbi. Comme les intrants viennent de l’étranger, que l’eau est pompée au Maroc, puis que les fruits repartent hors du pays, pour lui, ce n’est pas moins qu’une « exportation de l’eau ».
Le déséquilibre entre offre et besoin en eau grandit. Pour le chercheur, certes, cela s’explique par le changement climatique et la sécheresse, mais « des choix politiques l’accentuent en dépit du bon sens ».
Mohamed Taher Sraïri observe que la culture de l’avocat embrasse une idée que le Maroc suit déjà depuis plusieurs décennies : l’augmentation de la productivité économique de l’eau. Autrement dit, on cherche à générer un maximum de dirhams par m3 d’eau utilisé. Mais pour lui, « vingt ans plus tard, cette conception s’est effondrée parce que nous avons mésestimé l’origine de l’eau ». Et « à force de puiser, on peut porter atteinte à la sécurité hydrique des villages d’à côté », met-il en garde.
« Les habitants n’avaient plus d’eau »
Un constat partagé par les habitants de Tiflet, à 60 km de Rabat. « On a subi des coupures d’eau pour le deuxième été consécutif. À moins d’être au rez-de-chaussée, pendant plusieurs semaines, les habitants n’avaient plus d’eau pendant douze heures par jour, raconte Anace Hedden, cofondateur de l’association Tiflet Young Leaders Network, qui a manifesté dans la ville le 29 juillet dernier. Heureusement, ceux qui ont des puits les ont mis à disposition des autres habitants. »
Dans les alentours de sa ville (90 000 habitants environ), les champs de céréales et de raisins sont remplacés par ceux d’avocats depuis quelques années.
« Le gouvernement a soit directement des intérêts, soit est prisonnier des lobbies »
Le trentenaire fait un lien entre les deux : « La plupart des gens ne voient que la sécheresse comme cause des coupures, mais on est en droit de se poser des questions ! » Il raconte que la commune ne donne aucune explication à l’absence d’eau dans le robinet — contactée, elle ne nous a pas répondu. Depuis quelques années, les Marocains voient les conséquences directes du stress hydrique sur leur vie quotidienne. À certains moments de l’année, des villes comme Casablanca, Rabat ou Khemisset coupent l’eau pendant la nuit, réduisent son débit, interdisent l’utilisation de l’eau domestique pour l’arrosage des jardins ou le lavage des voitures ou encore obligent la fermeture des hammams trois jours par semaine.
Quant à la zone du Gharb, elle est si près de la côte qu’il y a un risque d’infiltration du sel dans la nappe. Hicham, le pépiniériste de Kénitra, rapporte qu’une plantation d’avocats toute proche de l’océan aurait déjà dû arrêter son activité à cause d’une eau trop salée — information que Reporterre n’a pu vérifier. Des infiltrations ont déjà lieu dans une autre région très agricole plus au sud, à Agadir. La crainte que le cauchemar ne se répète est sur toutes les lèvres des chercheurs interrogés.
Alors, pourquoi poursuivre dans cette voie ? « C’est une question d’intérêts », répond simplement Najib Akesbi. La rentabilité financière de cette culture est certaine. « Le gouvernement a soit directement des intérêts, soit est prisonnier des lobbies. On a clairement un gouvernement du patronat, otage du marchand », décrit le chercheur, sans révéler de secret. Le chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, est l’un des hommes d’affaires les plus riches du pays. Quant au roi du Maroc Mohammed VI, le média spécialisé Africa Intelligence a dévoilé qu’il avait lui-même investi dans la filière des avocats.
Source : https://reporterre.net/