
Source de débats et de revirements sans fin sur l’utilisation de pesticides, la betterave sucrière fait beaucoup parler d’elle. Mais l’on connaît moins son histoire faite de protectionnisme, de quête d’alternative au sucre de canne et de débouchés rares. Retour sur la folle épopée de la betterave en France.
C’est une culture solidement implantée en France et plus que jamais à la croisée des chemins : celle de la betterave. L’Hexagone est le premier producteur européen et le neuvième producteur mondial, bien loin cependant du Brésil, champion toutes catégories de la production et des exportations de sucre.
Monoculture du nord de la France, elle y fédère environ 24 000 agriculteurs à travers un maillage de coopératives agricoles, représentée par la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) et, à l’échelle européenne, par la Confédération internationale des betteraviers européens (CIBE).
Particulièrement bien organisés, ces agriculteurs ont été médiatisés ces dernières années pour leur opposition à l’interdiction des néonicotinoïdes en 2018. Ces pesticides notamment toxiques pour les abeilles sont toujours autorisés ailleurs en Europe, et ils pourraient l’être de nouveau en France avec, en janvier 2025, un vote au Sénat en faveur de leur réintroduction.
Mais d’où nous vient donc cette betterave sucrière qui a prodigieusement essaimé dans le nord de la France, et vers quels horizons s’oriente-t-elle ?
Petite histoire de la betterave en France
La betterave sucrière (à ne pas confondre avec la betterave alimentaire qui est de couleur rouge alors que la sucrière est impropre à la consommation humaine et de chair blanche) est en fait une résultante du blocus continental de Napoléon de 1806 à 1814.
Les autorités impériales ont interdit les importations de sucre anglais. En plus de cela, les îles de Guadeloupe et de Martinique, pourvoyeuses en sucre et jusque-là dans le giron de la France, sont prises en étau entre des possessions britanniques (la Jamaïque) et des possessions portugaises, alliées du Royaume-Uni du côté du Brésil. La découverte en 1747 de la cristallisation possible du sucre de la betterave, par un pharmacien et chimiste allemand (technique améliorée ensuite par des chimistes allemand et français), va alors ouvrir une nouvelle perspective : celle de la production de betteraves sucrières sur le territoire français métropolitain afin de répondre à la consommation grandissante de sucre. La betterave a rendu ainsi la canne obsolète et l’esclavage moins pertinent dans le commerce international.
Indirectement, le fait que les Européens soient passés d’une consommation de sucre provenant de canne à un sucre provenant de betterave a contribué dans les années suivantes à la fin de l’esclavage aux Amériques, car les débouchés traditionnels s’étaient taris.
La betterave a depuis élu domicile dans le nord de la France, où elle est produite en rotation avec le blé et la luzerne. Le climat et les champs plats qu’on y trouve permettent de produire un rendement optimal sur le territoire national. Avec la mécanisation, les engrais chimiques et le remembrement agricole, les rendements ont été démultipliés, faisant de la France un exportateur notamment vers ses anciennes colonies en pleine explosion démographique.

La betterave française et l’UE
En 2003, la Commission européenne a décidé de réorganiser la production continentale du sucre et de concentrer celle-ci dans des pays plus « compétitifs » (France, Allemagne et Benelux). Et ce, pour deux raisons : d’une part, pour faire baisser le prix du sucre sur un marché européen protégé de la concurrence internationale ; d’autre part, afin de développer le débouché de l’agrocarburant, dont l’E85 ou superéthanol pour la voiture hybride (essence et éthanol).
C’est donc à partir de cette date que Bruxelles a procédé à une concentration de la production de betteraves en Belgique, en Allemagne et en France, faisant ainsi progressivement stopper les productions italienne, espagnole ou finlandaise peu compétitives.
À cela s’est rajoutée en 2006 la condamnation de l’UE par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à la demande d’un groupe de pays réunissant les grands producteurs de sucre de canne (le Brésil, la Thaïlande, l’Australie). Ces derniers considéraient les généreuses subventions accordées aux producteurs de betteraves par l’UE comme « illégales » puisque que portant sur des quantités plus grandes que celles déclarées. L’OMC leur a donné raison et a interdit dès lors ces subventions. Le marché européen s’est donc davantage concentré et s’est ouvert, tout du moins partiellement, au sucre de canne, avec des droits de douane salés et des quotas de sucre dans des accords bilatéraux comme pour l’Inde, par exemple.
La betterave reste depuis un produit sensible lié à une politique protectionniste. Sans celle-ci, la canne à sucre, notamment brésilienne, reste économiquement plus avantageuse que la betterave, qui ne peut faire l’objet que d’une récolte par an.
Structuration de la filière en France
En France, la betterave occupe donc aujourd’hui environ 400 000 hectares, essentiellement au nord de la Loire.
Pour l’année écoulée, selon la Confédération générale des betteraviers, 17 % des betteraves ont servi à produire de l’éthanol qui, mélangé à 15 % d’énergie fossile (l’essence), produit l’E85, ou superéthanol. Par ailleurs, 30 % des betteraves ont été utilisés pour le sucre alimentaire consommé directement. Le reste de la production est lui orienté vers l’industrie alimentaire (21 % de la consommation du sucre de betteraves pour les boissons et 12 % pour les biscuits) ainsi que par l’industrie pharmaceutique, de manière non négligeable.
La filière betterave est ainsi imbriquée dans plusieurs secteurs qui la rendent stratégique en matière de souveraineté nationale, aussi bien alimentaire qu’énergétique.
Actuellement, 21 sucreries métropolitaines s’occupent de la transformation de betterave en sucre et en éthanol ainsi qu’en gel hydroalcoolique. Elles étaient 25 en 2018, ce qui montre une concentration de l’outil de production mais aussi une capacité de production moindre.
La production actuelle est de 4,2 millions de tonnes de sucre dont la moitié est exportée. Mais les betteraviers français perdent des parts de marché d’année en année face, notamment, au géant brésilien qui importe son sucre en France métropolitaine. Les accords multilatéraux et le futur accord UE-Mercosur accentueront très certainement cette réalité.
Ainsi, si la betterave est l’objet d’une politique protectionniste, cela ne signifie pas pour autant que ses acteurs ne se sentent pas menacés par la concurrence extérieure.

La question des nuisibles et des néonicontinoïdes
Autre menace qui pèse sur la culture sucrière française : les épidémies de jaunisse avec, comme solution « miracle » privilégiée lors de l’émergence de ce fléau, les enrobages des graines de betterave, c’est-à-dire des semences entourées d’insecticides. Cette invention, d’origine japonaise, utilisée par l’industriel Bayer permettait ainsi à la plante d’avoir autour de la racine un néonicotinoïde accompagnant et protégeant la betterave contre les pucerons et la jaunisse lors de sa pousse. Cette dernière pathologie pouvant avoir des effets redoutables sur les récoltes avec, par exemple, en 2020, une baisse qui a pu atteindre 70 % des rendements et une chute de production de sucre en France de l’ordre de 50 %.
Cependant, sur le long terme, la solution des néonicotinoïdes a pris des allures de cercle vicieux avec, d’un côté, des insecticides qui promettent une efficacité de 100 % et, de l’autre, des insectes qui, en quelques générations, deviennent immunisées à l’agrotoxique, ce qui pousse alors les chimistes à changer les formules, inventer de nouvelles molécules à l’empreinte toxique encore plus importante. À cela se rajoute une migration des insectes vers des zones non traitées, transportant chez le voisin le problème d’invasion des parasites.
Cette solution a finalement été mise à mal en 2018 par l’interdiction européenne d’utiliser des néonicotinoïdes en enrobage de semences. Depuis lors, les betteraviers français n’ont cessé de s’indigner d’une concurrence déloyale, du fait de législations moins contraignantes chez nos voisins et n’hésitent pas à rappeler qu’aujourd’hui, la France est le seul pays européen à avoir banni tous les néonicotinoïdes et que l’acétamipride (un insecticide de la famille des néonicotinoïdes) reste autorisé en Europe, jusqu’en 2033, tout en étant interdite sur les terres agricoles françaises.
L’Ukraine, quant à elle, déverse des tonnes de sucre à bas coûts provenant d’immenses exploitations contrôlées par des capitaux internationaux. À titre indicatif, 29 substances actives (fongicides, insecticides, herbicides) utilisables en Ukraine sur betteraves sont interdites dans l’Union européenne.
La grogne de la filière et la réponse de l’État
Face au désespoir de la filière, Agnès Pannier-Runacher, alors ministre déléguée à l’agriculture, a décidé d’ouvrir les vannes, début avril 2024, en passant de deux à cinq épandages annuellement possibles de movento, un insecticide de chez Bayer. Les trois épandages supplémentaires seront donc autorisés au cas par cas, afin de juguler la jaunisse.
Le betteravier pourra ainsi utiliser cette dérogation en plus du teppeki, autre insecticide, en soutien au contrôle de la jaunisse. Cette mesure est cependant jugée comme indispensable, mais pas suffisante par la profession.
D’autres solutions pourraient aussi être envisagées comme, par exemple, une indemnisation financière des betteraviers. Cependant, cela paraît difficilement envisageable en ces périodes de disette budgétaire. De plus, cela signifierait la fin de la souveraineté alimentaire nationale en approvisionnement en sucre voire la fin de l’espoir d’une relative souveraineté énergétique avec l’éthanol produit à partir de la betterave. Les betteraviers n’auraient plus ces débouchés traditionnels et nouveaux permettant de générer des économies d’échelle, d’une part, et des profits, d’autre part.
La filière s’écroulerait et pourrait avec elle entraîner toute l’industrie sucrière européenne la rendant dépendante d’un sucre ukrainien ou mieux, brésilien.
La génétique au secours de la betterave française ?
Parmi les autres pistes pour résoudre le risque de jaunisse réside la « solution » génétique. Outre-Atlantique, aux États-Unis notamment, 100 % des betteraves sont des organismes génétiquement modifiées résistantes à l’herbicide roundup afin de permettre un traitement au glyphosate efficace contre les nuisibles. Reste que le roundup est excessivement nocif pour l’environnement et donc pour l’homme et la société. Monsanto-Bayer croule de ce fait sous les procès qui pourraient bien devenir légion en Europe.
L’intelligence artificielle est également évoquée comme une possible solution, de plus en plus utilisée par les géants de l’agrochimie afin d’inventer de nouvelles molécules actives, d’un côté, et, de l’autre, de fabriquer un outillage agricole intelligent qui ne traiterait que la « mauvaise herbe » ou bien, prochainement, qui désherberait mécaniquement par le biais de capteurs et de bras mécanisés un champ afin de minimiser l’utilisation des agrotoxiques ou de les rendre obsolètes.
À cela s’ajoute l’emploi de drones permettant une vaporisation « ponctuelle » de zones précises, rendant moins onéreuse et plus efficace l’application d’agrotoxiques.
La recherche en agroécologie, elle, mise notamment sur l’utilisation du paillage (couverture végétale sur les cultures) qui minimise les risques d’infestation de pucerons, ou bien sur la mise en place de cultures auxiliaires qui repoussent ces nuisibles.
Source : https://theconversation.com/