
La valeur du travail des insectes pollinisateurs est estimée entre 2,3 et 5,3 milliards d’euros par an en France. Si rémunérer ces discrets ouvriers n’est pas à l’ordre du jour, n’oublions pas leur importance.
Les fruits que nous dégustons, croquant leur chair juteuse ou savourant leur douceur sucrée, sont bien sûr (et d’abord) le résultat du labeur des agriculteurs, souvent mal rémunérés pour leurs efforts acharnés. Mais derrière chaque pommier, chaque rangée de courgettes ou chaque champ de tournesol, se cache une armée discrète : des ouvriers zélés sans syndicats, ni congés ni salaire : les insectes pollinisateurs.
Ces artisans ailés, pourtant essentiels, sont les grands oubliés de notre économie agricole. En France, leur contribution est estimée entre 2,3 et 5,3 milliards d’euros par an, selon le ministère de l’Environnement. Une fortune invisible que l’on ne mesure qu’en imaginant un monde privé de leur présence. Si la question peut paraître absurde, elle permet surtout de rappeler l’importance de ces discrets alliés de l’agriculture, dont la préservation est essentielle pour l’homme.
La pollinisation, un service marchand pour les exploitants agricoles
Petit retour en cours de biologie au collège : pour se reproduire, les plantes à fleurs ont besoin d’un coup de pouce. Ne pouvant pas sortir de la terre pour aller coucher avec leurs voisines, elles doivent attendre que leur pollen soit déplacé. Le vent ou l’eau sont des moyens efficaces pour la pollinisation. Mais 80 % des espèces de plantes à fleurs sont pollinisées par des animaux, et majoritairement par des insectes. On pense bien sûr aux abeilles, mais il existe une très grande diversité de ces discrets agents de terrain : hyménoptères (abeilles, fourmis, guêpes…), diptères (mouches, moustiques, moucherons…), coléoptères (cétoines, hannetons…), lépidoptères (papillons)…
Ces petites mains de la biodiversité y trouvent bien sûr leur compte (pas folle la guêpe !) : l’insecte vient butiner le délicieux nectar sucré que la plante produit. Il se couvre au passage de pollen, qu’il va déposer sur la prochaine fleur qu’il visitera. Comme les insectes ont des fleurs de prédilection, il est probable qu’il s’agira d’une plante de la même espèce, dont il assurera la fécondation. En d’autres termes, c’est un service marchand dont les exploitants agricoles retirent un sacré avantage et qui est (quasiment) irremplaçable.
Dans son dernier essai, Agrophilosophie, réconcilier nature et liberté (L’Observatoire, 2024), Gaspard Kœnig s’interroge : « De quel droit l’homme pourrait-il modifier son environnement avec tant d’impudence, simplement parce qu’il dispose d’une force matérielle supérieure ? Les lombrics n’ont-ils pas leur mot à dire sur l’utilisation du sol, eux qui le labourent jour et nuit ? Les oiseaux qui font leur nid dans les pommiers n’ont-ils pas, eux aussi, démontré leur amour du travail bien fait en ramassant plumes et brindilles ? Les abeilles, bourdons et osmies qui pollinisent les fleurs de pommier ne devraient-ils pas également, selon les principes mêmes invoqués par Locke, recevoir leur part de la récolte ? »
Jusqu’à 12 % de la valeur de la production végétale liée aux pollinisateurs
Des chercheurs du monde entier prennent très au sérieux cette question posée par le romancier et philosophe libéral. La part de la production végétale en France pouvant être attribuée à l’action d’insectes pollinisateurs est estimée entre 2,3 et 5,3 milliards d’euros par an, selon une première évaluation publiée en novembre 2016 par le ministère de l’Environnement. L’étude précise que ces montants représentent de 5,2 à 12 % de la valeur totale de la production végétale française.
Pour évaluer la valeur économique de la pollinisation, l’étude se base sur un inventaire des cultures présentes sur le site concerné par l’évaluation, le niveau de dépendance de ces cultures aux pollinisateurs, le prix à la production des récoltes (en euros/tonne) et le niveau de production de chaque culture (en tonne). « Les résultats obtenus, bien que reposant sur l’hypothèse extrême et peu probable d’une disparition totale de pollinisateurs, montrent néanmoins l’importance de préserver l’activité pollinisatrice pour assurer la pérennité de la production agricole française », écrivent les chercheurs.
Plus largement, un groupe de chercheurs français et allemands, dans le cadre d’une étude financée par l’Union européenne, a estimé la valeur des services de pollinisation à environ 153 milliards d’euros par an dans le monde. Soit 9,5 % de la valeur de la production alimentaire agricole totale sur la planète.
Tout ce que nous mangeons ne dépend pas des insectes pour autant. Melons, pastèques, kiwis et cucurbitacées (potirons, courges, etc.) sont, certes, à 90 % dépendants de la pollinisation, tandis que pommes, cerises et concombres le sont à 65 %. Mais le taux de dépendance tombe à 25 % pour les aubergines, le tournesol ou les fraises, et à 5 % pour les oranges et les tomates. Les céréales, en revanche, ne dépendent pas de la pollinisation.
Les abeilles méritent-elles un titre de propriété sur les fruits ?
Depuis une décennie, les études scientifiques se succèdent, dressant un tableau inquiétant : un phénomène d’affaiblissement et de mortalité des colonies d’abeilles est constaté dans le monde. Pourtant, plus de 75 % des cultures vivrières mondiales – fruits juteux, légumes colorés, mais aussi café, cacao ou amandes – dépendent en partie de leur labeur silencieux. Ce déclin des abeilles, des papillons et même de certains oiseaux, exacerbé par le réchauffement climatique, menace directement l’équilibre de notre agriculture et, à terme, notre sécurité alimentaire.
« Les pollinisateurs font partie intégrante d’écosystèmes sains. Sans eux, de nombreuses espèces végétales déclineraient et finiraient par disparaître avec les organismes qui en dépendent, ce qui aurait de graves implications écologiques, sociales et économiques », prévenait la Commission européenne en 2023.
Pour autant, faudrait-il rémunérer nos braves abeilles ou leur donner un titre de propriété sur les fruits auxquels elles contribuent ? « Donner des droits à la nature est une mauvaise manière de résoudre une bonne question », estime Gaspard Koenig, qui s’oppose à cet énième anthropocentrisme. « Il serait paradoxal de défendre le vivant en lui appliquant notre logique patrimoniale. » Et de conclure : « Par cohérence philosophique, il vaut donc mieux donner des devoirs à l’homme que des droits à la nature. » En somme, apprendre à prendre soin de ce qui nous entoure.
Source : https://www.lepoint.fr/