
L’hexane, un produit chimique indispensable aux industriels qui pressent les graines pour en retirer l’huile, entraine des problèmes de santé pour les personnes qui le manipulent. La cellule investigation de Radio France révèle ce vendredi qu’on le trouve dans beaucoup plus d’aliments que prévu.
Au milieu d’un vallon verdoyant d’Auvergne au pied du Puy-de-Dôme, la ferme expérimentale de l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) du site de Theix a des veaux, des vaches, des brebis et plusieurs bâtiments équipés d’auges séparées pour chacun. “On peut peser et contrôler ce que chaque animal va manger”, explique le thésard Valentin Menoury, chercheur dans cette unité mixte de recherche sur les herbivores. Il réalise depuis novembre 2021 un test inédit afin de savoir ce qu’il se passe quand des vaches laitières mangent une alimentation traitée avec de l’hexane, un solvant à base de pétrole, et une autre avec un solvant biosourcé, c’est-à-dire à base de cellulose de plantes. “Les premiers résultats montrent qu’elles mangent aussi bien l’une que l’autre, qu’elles produisent autant de lait mais que les résidus d’hexane sont moins présents dans le lait quand on change leur alimentation avec un solvant biosourcé”, conclut Valentin Menoury. L’Inrae s’attend à ce que son étude fasse du bruit, elle doit être validée le mois prochain par le Journal of Dairy Science. En effet, ce sera une première preuve scientifique du transfert d’hexane de l’alimentation des animaux vers leur lait alors que cela n’avait jamais été envisagé par les autorités sanitaires et les législateurs.

Sur 54 produits alimentaires testés, 25 contiennent des résidus d’hexane
La législation européenne prévoit que des résidus d’hexane puissent être présents de façon non intentionnelle dans le beurre de cacao, les huiles et margarines alimentaires ou encore des steaks de soja. Elle a même fixé des limites à ne pas dépasser pour certains de ces aliments mais pas pour ce qui arrive dans l’auge des animaux. Pourtant, comme l’a révélé Libération, l’agence sanitaire européenne, l’EFSA, a estimé dans un rapport en septembre dernier qu’il fallait réévaluer la toxicité de l’hexane et sans doute les limites autorisées pour ce solvant pétrolier dans notre nourriture. Des limites fixées il y a près de 30 ans. D’autant plus qu’elle n’avait pas prévu qu’on en retrouve dans nos assiettes à travers d’autres produits comme du lait, du beurre, des œufs ou de la viande.
La cellule investigation de Radio France a obtenu des analyses montrant la présence de résidus d’hexane dans plusieurs échantillons alimentaires. Sur 54 produits testés, par le centre commun de mesures de l’université de la Côte d’Opale à Dunkerque et un autre laboratoire privé, 25 contenaient des résidus d’hexane. Il s’agit d’huiles, de margarines, de beurres, d’œufs et de morceaux de poulets achetés dans des commerces du nord de la France en 2024.
Les laboratoires ont pu quantifier des traces allant de 0,01 à 0,4 mg/kg en mettant au point des méthodes d’analyse permettant de descendre bien en dessous de la limite réglementaire fixée en 1994 pour l’hexane dans l’huile et qui est de 1 mg/kg. ”La valeur limite légale, ce n’est pas la valeur limite analytique”, rappelle Dorothée Dewaele, ingénieur de mesures au laboratoire de l’université de la Côte d’Opale. “Sinon, on n’aurait jamais trouvé les molécules à la mode comme les polluants éternels”. En effet, certains polluants comme les PFAS ou les résidus de pesticides sont détectés dans l’eau ou les aliments à des seuils 1.000 fois plus faibles que l’hexane, recherché aujourd’hui par les laboratoires.
“Que mon enfant consomme du pétrole, même si c’est résiduel, ça me dérange beaucoup”
Trouver de l’hexane dans des produits vendus dans le commerce comme des œufs ou du beurre en plus de l’huile interroge. Pour les toxicologues, il faut envisager que l’on ne mange pas que de l’hexane avec notre vinaigrette de temps en temps mais que nous y sommes exposés un petit peu tous les jours à travers de nombreux autres aliments. C’est très important en particulier pour connaitre l’exposition des jeunes enfants plus sensibles à leur toxicité. Interrogée sur ces résultats, l’agence sanitaire européenne, l’EFSA, a répondu à la cellule investigation de Radio France que “l’exposition à l’hexane par le biais de l’alimentation animale n’est pas dans le mandat donné à l’EFSA par la Commission européenne. Dans son évaluation d’exposition, l’EFSA a pris en compte les différentes classes d’âge, y compris les nourrissons sur la base des limites règlementaires. Cette classe d’âge sera traitée de manière appropriée dans le cadre d’une réévaluation complète de l’hexane.” Il faut donc attendre une décision politique pour évaluer scientifiquement ce à quoi les consommateurs sont réellement exposés. “L’EFSA examinera l’exposition aux résidus par toutes les sources alimentaires” nous a précisé la commission qui finalise le mandat accordé à l’agence sur l’hexane. Une première réunion est prévue le 12 juin 2025 par l’EFSA afin de préciser les données qu’elle souhaite collecter auprès des industriels et des scientifiques.

Sans attendre cette nouvelle évaluation, plusieurs marques de lait infantile aux États-Unis et en France proposent dès à présent des produits garantis sans hexane. “Moi en tant que parent, me dire que mon enfant consomme du pétrole, même si c’est résiduel, ça me dérange beaucoup”, explique Johann Bonnet, fondateur de la marque Petits Culottés, la seule en France qui garantit être sans hexane. Elle contrôle à la fois l’huile ajoutée à la poudre de lait et la nourriture des vaches laitières afin qu’elles soient produites sans solvant pétrochimique sur place. Interrogé sur cette présence de résidus d’hexane dans le lait et sur les risques pour les enfants, l’EFSA explique que “pour l’instant nous ne pouvons pas dire qu’il y a une préoccupation, ce n’est qu’après avoir examiné les niveaux réels d’hexane dans les aliments susceptibles d’être consommés par les nourrissons que nous serons en mesure de voir s’il y a des problèmes.”
D’autres études scientifiques que celle de Valentin Menoury pourraient apporter plus de réponses à l’EFSA car son étude n’est qu’un des volets d’un travail plus vaste lancé par l’INRAE et l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie) il y a quatre ans. “On est en train de mettre en place la fabrication de l’alimentation animale traités à l’hexane et une autre traitée avec un solvant biosourcé. On testera ensuite cette alimentation sur les animaux comme des porcs, des volailles et des poissons dans le courant de l’année 2026 ”, détaille Etienne Labussière, co-pilote de ce projet appelé EcoXtract pour l’Inrae.
Un solvant pour tirer plus d’huile
Mais comment a-t-on pu mettre en contact du pétrole avec notre alimentation ? L’hexane est donc un solvant qui attire le gras. Il est utilisé depuis des décennies par les triturateurs, ceux qui produisent de l’huile pour notre alimentation, mais aussi pour les agro-carburants. Une fois écrasées, les graines de colza, de soja ou de tournesol peuvent encore contenir jusqu’à 20% d’huile. En faisant couler ce solvant sur les graines écrasées, les industriels arrivent encore à en extraire une bonne partie. À la fin, il leur reste ce que l’on appelle des tourteaux déshuilés, c’est-à-dire la partie solide qui sera utilisée pour l’alimentation du bétail. La pratique a été mise en place aux États-Unis dans les années 30.

© AFP – HENDRIK SCHMIDT
Pour les besoins de son livre à paraitre en septembre 2025 : De l’essence dans nos assiettes, enquête sur un secret bien huilé (éditions La Découverte), le journaliste d’investigation Guillaume Coudray s’est plongé dans les archives des professionnels afin de comprendre comment l’hexane s’est imposé à tous. “Il y a une pléthore de solvants qui ont été testés mais le grand avantage de l’hexane est qu’il est très peu cher parce que c’est un déchet de la fabrication d’essence. En plus, quand on utilise de l’hexane, on a besoin de moins de main d’œuvre dans les usines de trituration”, explique-t-il.
Une réévaluation complète de la toxicité de l’hexane
Une autre équipe de recherche de l’université d’Avignon et de l’Inrae, dirigée par le professeur Farid Chemat, travaille depuis longtemps sur des alternatives à l’hexane et pas seulement dans l’alimentation, mais la cosmétique et la pharmacie. “L’éco-extraction, c’est-à-dire une extraction plus propre, moins chimique, plus qualitative est sortie de ce laboratoire, il y a 11 ans grâce à Farid Chemat”, détaille Maryline Vian, professeur de chimie alimentaire à l’université d’Avignon, membre de son équipe qui a travaillé pendant 17 ans à ses côtés jusqu’à son décès en janvier 2023.

En novembre 2022, avec son équipe, le chercheur Farid Chemat publie un article scientifique dans la revue Foods intitulé : Vers une substitution de l’hexane dans l’alimentation sans regret. “Il est arrivé avec ce titre en nous disant : vous verrez, on va parler de nous”, sourit Maryline Vian. En effet, le travail de Farid Chemat et de son équipe (dont le chercheur Christian Cravotto) sur les données toxicologiques récentes de l’hexane ont poussé l’Union européenne à se réveiller sur ce solvant. Il faut dire qu’elle ne s’était pas penchée dessus depuis 1996 et un avis de l’ancêtre de l’EFSA, le Scientific Comittee on Food (SCF), le Comité scientifique sur l’alimentation qui précise que l’industrie peut désormais atteindre la limite de 1mg/kg d’hexane dans l’huile. “Les informations fournies et prise en compte par le SCF ne sont plus jugées suffisantes pour conclure de manière adéquate à la sécurité de l’hexane”, est-il écrit dans le rapport de l’EFSA. “Il y a beaucoup de substances chimiques nouvelles qui doivent être analysées et réglementées. Et parfois, il faut aussi revenir sur d’anciennes législations”, estime Brigitte Le Magueresse, la directrice de recherche au laboratoire de cardiovasculaire, diabétologie, métabolisme et nutrition à l’université Lyon 1 qui avait évalué l’hexane en 2014 pour un rapport de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire).
Des effets sur le système nerveux et la fertilité
En effet, les études consultées à l’époque par le SCF avaient seulement mesuré ce qui se passait quand on faisait inhaler ou ingérer à des rats de laboratoire pendant 90 jours de fortes doses d’hexane. “Il s’agit d’études toxicologiques basiques qui n’ont pas cherché à voir ce qu’il se passait lors d’une exposition plus longue à de plus petites doses et sur plusieurs générations de rats”, explique le docteur Joël Spiroux de Vendômois, directeur du diplôme universitaire en santé environnementale à l’université Paris Est Créteil et au CHU Henri Mondor. Pourtant, l’hexane a été évalué plusieurs fois entre les années 1970 et 2000 et son seuil de tolérance dans notre alimentation a été à chaque fois réduit.
En 2009, l’Anses, a estimé que la principale molécule de l’hexane, le “n-hexane”, faisait partie d’une liste de potentiels perturbateurs endocriniens. Elle donnait à l’époque des conseils aux femmes enceintes pour éviter d’en inhaler à travers des peintures, des colles ou des aérosols, mais rien sur leur alimentation. En 2014, l’agence française a aussi publié un rapport sur le profil toxicologique de ce “n-hexane” en rappelant son caractère neurotoxique et reprotoxique, c’est-à-dire qui a des effets sur le système nerveux et sur la fertilité.
Pas d’hexane sur l’étiquette
Impossible pourtant pour les consommateurs de savoir s’il y a de l’hexane dans ce qu’ils mangent aujourd’hui. Ce solvant bénéficie, comme d’autres produits chimiques, d’une législation particulière : celle des auxiliaires technologiques. Contrairement aux additifs, les industriels n’ont pas à préciser sur l’étiquette sa présence dans le produit fini. “Ce n’est pas un ingrédient, on parle de ‘résidus techniquement inévitables’ et les analyses que l’on fait réaliser par des laboratoires indépendants montrent que l’on est systématiquement en dessous de la limite règlementaire”, assure Hubert Boquelet, délégué général de la fédération nationale des corps gras qui regroupe les principaux acteurs économiques en France.

Mais cette présence à l’insu des consommateurs, d’un produit considéré comme préoccupant par certains toxicologues européens, agace le député MoDem du Loiret Richard Ramos. “On parle d’auxiliaire alimentaire, mais le consommateur ne sait pas ce que c’est. En tout cas, c’est un produit sur lequel il y a un doute. Donc, je dois au minimum le dire au consommateur et le mettre sur l’étiquette”, tempête le parlementaire qui a déposé une proposition de loi en mars 2025 en vue d’interdire la commercialisation de produits alimentaires contenant de l’hexane. La profession table plutôt sur un abaissement des seuils de tolérance qu’elle est déjà capable d’atteindre plutôt qu’une interdiction. “C’est un objectif partagé par tous, qu’on baisse au maximum la teneur d’une substance qu’on ne veut pas avoir dans le produit”, reconnait Hubert Boquelet.
Une dangerosité reconnue depuis les années 1970
Pourquoi ne pas mettre fin à l’utilisation de l’hexane s’il y a des alternatives ? En plus, le secteur agro-alimentaire a déjà eu de nombreuses alertes sur le sujet. “On s’était posé la question des alternatives et on avait réfléchi à des actions qu’on pourrait mettre en œuvre et à travailler sur des solvants d’origine biosourcée un peu avant 2010”, explique Patrick Carré, ingénieur chez Terre Inovia, l’institut technique de la filière des oléagineux. “Mon étude a regardé les solvants qui étaient autorisés légalement. Certains ne sont pas très bons pour extraire des huiles. Les solvants qui seraient les plus sûrs en termes de sécurité sanitaire ne sont pas forcément les meilleurs en termes de consommation d’énergie”, estime celui qui vient de publier une série d’articles pour comparer les différentes méthodes d’extraction dans la revue Oilseed and Fats, Crops and Lipids.
Au lieu de passer à des alternatives plus coûteuses et plus énergivores, les industriels ont surtout baissé les quantités qu’ils utilisent dans leurs usines depuis les années 1980. A la fois, parce que les règlementations sur la pollution de l’air des sites industriels leur ont demandé de limiter leurs rejets, mais aussi pour protéger la santé et la sécurité de leurs travailleurs. Dès les années 1970, l’exposition aux vapeurs d’hexane est classée comme un risque professionnel pour des neuropathies et des pneumonies chimiques. Les ouvriers des usines de chaussures, de peintures ou d’huileries exposés à de fortes doses ont eu des problèmes de paralysie des bras, des vertiges, des vomissements. En 1980, une enquête auprès des travailleurs d’une usine d’alimentation pour animaux, Ralstom Purina, aux États-Unis, a montré que plus de la moitié d’entre eux avaient des irritations des yeux, du nez et des maux de tête. En 2011, dans son rapport annuel, Apple reconnait que 137 ouvriers ont été intoxiqués aux vapeurs d’hexane dans ses usines chinoises. L’entreprise à la pomme a donc cessé d’utiliser des nettoyants pour ses écrans d’Iphone avec des produits contenant de l’hexane. Les informations sur les problèmes de santé des ouvriers ont permis de documenter les connaissances scientifiques sur la toxicité de cette substance.
Plus d’une centaine d’accidents, parfois mortels
Au-delà des risques pour la santé des salariés exposés à l’hexane à long-terme, il y a les risques à court-terme pour leur sécurité. “L’hexane a deux inconvénients : il est très inflammable et très explosif”, résume l’expert chimiste auprès des tribunaux français Frédéric Poitou. Un simple frottement électro-statique de cheveux peut le faire s’enflammer.
Les professionnels de la trituration insistent sur leur bonne connaissance du solvant depuis des décennies et leur bonne maitrise des risques. Pourtant, la base de données du ministère de la Transition énergétique sur les risques et les pollutions industrielles compte plus d’une centaine d’accidents graves, voire mortels liés à l’hexane. “Marseille a été touchée entre les années 1950 et 1970 par plusieurs accidents, comme celui de l’huilerie Rabuteau en 1952 qui avait fait 19 morts”, détaille Gérald Lecorre responsable des questions santé au travail à la CGT de Seine Maritime. En 2004, une fuite d’hexane dans les égouts de la ville de Soustons dans les Landes depuis une usine d’arômes alimentaires qui l’utilisait a fait exploser une maison voisine et a entrainé l’évacuation de tout un quartier. Le syndicaliste s’est penché plus précisément sur l’hexane utilisé dans les usines de fabrication d’huile et d’alimentation animale parce qu’il était partie civile au procès de l’accident du site de Saipol à Dieppe. En février 2018, deux sous-traitants sont morts alors qu’ils intervenaient pour débloquer l’extracteur à l’hexane de la vieille usine. Il y avait trop d’hexane dans l’air et une étincelle a fait exploser la machine. Le tribunal correctionnel de Rouen a condamné en mars 2025 cette filiale du groupe Avril dirigée par Arnaud Rousseau, le patron de le FNSEA (Fédération nationale des fédérations d’exploitants agricoles), à 250.000 euros pour homicides involontaires et violation délibérée d’une obligation de sécurité.
“On n’aurait jamais dû faire ce chantier-là. On était vraiment dans l’urgence, il fallait que ça remarche, vite. Ils perdent de l’argent quand une usine comme ça est arrêtée”, estime aujourd’hui un ouvrier du sous-traitant présent sur place le jour de l’accident. La direction de Saipol a reconnu sa part de responsabilité et un “excès de confiance” sur cette intervention. Elle ne fera pas appel de la décision du tribunal. Au cours du procès en mars dernier, Gerald Lecorre n’a pas mâché ses mots. “On peut supprimer l’hexane sans difficulté puisqu’il y a des alternatives. On a peut-être des rendements qui sont plus faibles, mais le b.a.-ba de la prévention des risques, c’est la suppression d’un produit extrêmement dangereux pour les salariés”, s’insurge le représentant syndical. Quant aux travailleurs des usines concernées, certains s’inquiètent que la fin éventuelle de l’hexane comme solvant ne soit synonyme de la fermeture de leur site, pris en étau entre leur sécurité et leur emploi.
Source : https://www.francebleu.fr/