
Les fleurs ont bien plus à offrir que leurs couleurs. Leurs odeurs ont aussi des milliers d’histoires à nous raconter, révèle le paysagiste Giulio Giorgi.
« J’ai l’impression de croquer dans un litchi frais arrosé de jus de citron, avec du géranium, de la rose et un peu de cassis autour. C’est délicieux ! » Le nez plongé dans une fleur de magnolia de Soulange (Magnolia x soulangeana), la parfumeuse Sophie Labbé inspire avec ravissement. Près d’elle, l’ingénieur agronome, écologue et paysagiste Giulio Giorgi encourage les visiteurs de l’école du Breuil, l’école d’horticulture de la ville de Paris, à suivre son exemple.
« Certaines sont odorantes, d’autres non. Choisissez des fleurs déjà un peu ouvertes. Elles forment de véritables chambres, où il faut faire rentrer son nez. » De si près, impossible de passer à côté de l’aspect lisse et luisant des pétales, qu’on imagine craquants comme des endives. Puis on ferme les yeux, on s’abstrait du chant des oiseaux et du bleu intense du ciel d’avril et l’on se laisse envahir par cette fraîcheur florale.

Miellées, amandées, citronnées, coumarinées — l’odeur du foin coupé — vertes ou animales… C’est ce voyage au pays des senteurs que propose Giulio Giorgi avec sa Botanique olfactive (2025, éd. Nez). Dans cet ouvrage, point de végétaux rares et chers prisés des plus grands nez. Mais 52 espèces des jardins, sauvages ou de friches, qui poussent et s’épanouissent hors des sentiers battus, classées par saisons olfactives. « Je voulais ouvrir le champ des possibles », explique l’auteur.
« Quel est ce langage commun entre des vivants qui n’ont absolument rien à voir ? L’odeur. C’est magique »
Et il est infini, découvre-t-on dans ce jardin niché dans le bois de Vincennes. Sur une butte, les fleurs jaunes de l’ajonc d’Europe (Ulex europaeus), qui égaient le barbelé gris-vert d’un fouillis d’épines toxiques, émettent une délicieuse odeur de crème et de noix de coco. Cette légumineuse de la famille des haricots, qui pousse sur des sols très pauvres, est une grande source de nourriture pour les pollinisateurs. « Les fleurs sont comestibles, vous pouvez en parsemer vos salades pour une petite touche tropicale », se délecte Giulio Giorgi.

Pour l’écologue, ces effluves obligent à dézoomer de la plante et à s’intéresser à ses relations avec les autres êtres vivants. « Les plantes ne se draguent pas entre elles comme nous le ferions, mais séduisent des intermédiaires, les pollinisateurs, qui vont accomplir la fertilisation pour elles, explique-t-il. Et quel est ce langage commun entre des vivants qui n’ont absolument rien à voir ? L’odeur. C’est magique. »
Odeurs nocturnes et duos torrides
80 à 90 % des plantes à fleurs sont ainsi pollinisées par les animaux, principalement les insectes. Pour séduire leurs partenaires ailés, les végétaux redoublent de créativité. Plus de 1 700 molécules ont été identifiées dans les bouquets d’odeurs qu’ils émettent. Chacun a peaufiné sa stratégie : les roses offrent leurs plus belles fragrances le matin, quand le Galant de nuit (Cestrum nocturnum) ne libère son parfum que dans l’obscurité. « Ses pollinisateurs sont des papillons de nuit. Son odeur est donc beaucoup plus entêtante, car il ne peut pas se reposer sur la chaleur du soleil pour faire voyager ses molécules odorantes », explique Giulio Giorgi.

Certains duos sont carrément torrides. L’orchidée du genre Ophrys mime olfactivement les abeilles femelles pour attirer les mâles, qui se frottent langoureusement à sa fleur en pensant copuler avec une semblable. Les effluves des grappes jaunes de l’épine-vinette de Juliana (Berberis julianae) évoquent l’eau de Javel et… le sperme. « Ces odeurs spermatiques sont très répandues dans le monde des fleurs, commente l’écologue avec un sourire en coin. On les retrouve chez la fleur de châtaignier, avec une facette plus miellée. »
Mais les molécules odorantes ne servent pas seulement à cimenter des histoires d’amour. « Vous sentez ? C’est merveilleux, très puissant, illustre l’écologue en écrasant entre ses doigts une minuscule baie fripée de Zanthoxylum, aux émanations fusantes de poivre et d’agrumes. Les graines et les feuilles sont bourrées d’huiles essentielles protectrices. Ce sont de véritables bombes pour les parasites, qu’elles découragent et intoxiquent. »

Pour nous autres, humains non pollinisateurs, les odeurs sont une porte dérobée vers de nouvelles relations au monde végétal. En fin de visite, Giulio Giorgi prend un malin plaisir à demander aux gens qu’il accompagne de sentir le perce-neige. « Personne ne sait qu’il est parfumé, parce qu’il est au ras du sol et que personne n’a envie de se pencher autant, s’amuse-t-il. Sentir une fleur oblige à rentrer dans l’intimité de la plante. Nous nous arrêtons, nous nous approchons. Cette proximité apporte des connaissances qui nous échappent si nous nous contentons de photographier la plante de loin avec notre téléphone. »

C’est aussi une approche beaucoup plus sensible, voire émotionnelle des plantes et de l’environnement. Originaire d’Italie du Nord, le paysagiste porte en lui l’odeur des tulipes du jardin de sa grand-mère — qui laissent le nez poudré d’un pollen jaune vif — et les printemps de sa région natale — un inimitable bouquet de frênes et de robiniers en fleurs. Les grises journées de février, quand le moral est au plus bas, il trouve refuge auprès du chèvrefeuille d’hiver (Lonicera fragrantissima), dont les petites fleurs blanches exhalent un parfum méditerranéen d’agrumes et de citronnelle. « C’est mon petit soleil, une odeur d’été », sourit-il.
Odeurs politiques
Ces parfums tissent des liens d’affection et de compagnonnage avec les végétaux, qui nous encouragent à chérir et à protéger les lieux où nous vivons. « L’odorat est en soi un sens respectueux et non-violent, qui n’abîme pas les plantes », ajoute-t-il.

Nos nez sont aussi très politiques. « Dans ce moment historique où la vue prédomine, nous avons développé un vocabulaire très précis pour décrire ce qui est visuel. En revanche, pour ce qui est olfactif, tout reste à inventer », se réjouit l’écologue. Qui voit dans cet exercice de création l’occasion de libérer la botanique d’un pesant passé colonial.
« Prenez cet Edgeworthia chrysantha, illustre-t-il en désignant un buisson à papier aux inflorescences dorées et aux fragrances miellées. Il a été baptisé ainsi en hommage au chercheur occidental qui l’a décrite [Michael Pakenham Edgeworth]. Mais il était déjà connu et exploité depuis des siècles en Chine et au Japon ! Développer d’autres manières de décrire et de nommer les plantes en fonction de leurs odeurs permettrait de dépasser cette approche. »
Environnements olfactifs bouleversés
Reste que ce monde de senteurs aux perspectives si larges n’échappe pas à la crise écologique. Pots d’échappement et odeurs industrielles ont modifié en profondeur nos environnements olfactifs. « Des chercheurs en littérature se sont aperçus que les odeurs de plantes, très présentes dans les écrits, ont peu à peu disparu avec la révolution industrielle, au fur et à mesure que les écrivains y étaient moins exposés », rapporte Giulio Giorgi.

Les pollutions attaquent les odeurs elles-mêmes : les particules fines absorbent les molécules odorantes, tandis que les pesticides et les antibiotiques détruisent les bactéries qui vivent sur les fleurs et en amplifient les effluves.
Raison de plus pour réinviter les parfums dans nos vies, en premier lieu au jardin. « On nous apprend à penser l’architecture du jardin autour de jeux de perspectives, de pleins et de vides et de jolies compositions de couleurs », regrette le paysagiste, qui invite aussi les chercheurs à s’aventurer dans le continent largement inexploré des odeurs. « Quand les feuilles de cet arbre caramel tombent à l’automne, elles émettent du maltol, une molécule à l’odeur de barbe à papa, de praline et de sucre, qui met l’eau à la bouche, raconte-t-il en désignant un petit arbre aux feuilles en forme de cœur. Pourquoi la plante fait-elle cela ? Mystère. »
Source : https://reporterre.net/