
Les populations d’insectes s’effondrent à un rythme sans précédent dans le monde et il manque de scientifiques pour mesurer ce déclin. Des spécialistes en intelligence artificielle se sont alliés à l’Insectarium de Montréal pour créer un outil qui pourrait changer la donne.
David Rolnick a toujours été passionné par les insectes. Enfant, il passait ses étés à observer les papillons de nuit qu’il attirait dans son jardin avec des lumières. Aujourd’hui professeur d’informatique, il fait la même chose en utilisant cette fois-ci l’intelligence artificielle (IA).

En collaboration avec l’Insectarium de Montréal, il a lancé le projet Antenna, qui a pour but d’utiliser l’IA afin d’automatiser la surveillance des insectes dans le monde entier.
On parle de l’effondrement de la biodiversité des insectes en termes apocalyptiques, mais les données dont nous disposons pour appuyer cette idée sont très limitées, explique le professeur Rolnick, qui est membre universitaire principal à l’Institut Mila.
Il cite par exemple l’effet pare-brise, un phénomène observable par monsieur et madame Tout-le-monde, mais peu mesuré avec peu de précision. Dans certains cas, on s’est rendu compte que les insectes avaient disparu parce que les gens avaient remarqué qu’il y avait moins d’insectes qui s’écrasaient sur leur pare-brise. Quand c’est comme ça qu’on mesure la biodiversité, il y a un problème, soutient-il.

Toutefois, avec 1,3 million d’espèces connues et des milliards d’individus, dénombrer les insectes n’est pas une mince affaire. Maxim Larrivée, directeur de l’Insectarium et principal collaborateur de David Rolnick dans ce projet, en sait quelque chose.
Les insectes sont hyper diversifiés, sont hyper abondants, et il y a peu d’experts qui sont en mesure de confirmer les identifications.
Une citation de Maxim Larrivée, directeur de l’Insectarium de Montréal
Les méthodes de recensement traditionnelles impliquent de capturer des insectes à l’aide de pièges et de noter pour chaque spécimen, en plus de l’espèce, des informations sur la date, l’endroit et la méthode de collecte. Un « travail de moine », selon M. Larrivée, qui entraîne souvent la mort des insectes.

Photo : Radio-Canada
Un algorithme pour les papillons de nuit
Pour offrir une nouvelle méthode, Antenna s’appuie sur un algorithme de vision par ordinateur conçu par l’équipe de David Rolnick, qui identifie les insectes à partir de photos.
L’équipe a choisi de se concentrer d’abord sur les papillons de nuit. Ces insectes ont l’avantage d’être attirés par la lumière et d’être identifiables par les motifs caractéristiques sur leurs ailes, qui varient d’une espèce à l’autre.
Pour photographier les insectes, les scientifiques utilisent des stations de pièges à caméra mises au point par une équipe de chercheurs du Danemark. Ces stations comportent une lampe ultraviolet (UV) pour attirer les insectes nocturnes, un écran blanc sur lequel ils viennent se poser et une caméra qui prend des photos à un intervalle de quelques secondes tout au long de la nuit.

Photo : Radio-Canada
Les photos sont alors envoyées à un ordinateur central et analysées. Sur chaque image, l’algorithme détecte les papillons de nuit et identifie l’espèce de chacun individu en donnant un pourcentage de certitude de l’identification.
Il compte ensuite le nombre d’individus photographiés durant la nuit. Pour éviter de les compter en double, il suit les spécimens qui se déplacent sur l’écran au fil des photos.
Ce jour-là, explique le professeur Rolnick en montrant un exemple, le système a fonctionné durant 11 heures. Il y a eu 8000 insectes particuliers qui ont été trouvés et 54 espèces.

Photo : Radio-Canada
Une telle quantité d’informations redéfinit les limites du possible en entomologie. Selon Maxim Larrivée, une station placée au Québec peut observer en une saison environ deux millions d’insectes, tous identifiés, datés et localisés.
C’est le nombre d’observations qu’un expert va récolter dans toute sa carrière normalement!
Une citation de Maxim Larrivée, directeur de l’Insectarium de Montréal
Je me surprends à penser que c’est encore de la science-fiction, parce que ça permet vraiment d’aller à des échelles de quantité d’informations et de compréhension de la diversité qu’on ne pouvait même pas imaginer par le passé, ajoute-t-il.
La diversité sombre
Les stations sont alimentées en énergie grâce à des panneaux solaires et à des batteries à décharge profonde. C’est un système qui peut fonctionner dans les milieux les plus arides et les plus humides de façon autonome pendant plusieurs plusieurs mois
, explique Maxim Larrivée.
Il s’agit d’une occasion parfaite d’étudier les insectes dans les secteurs difficiles d’accès. Cinq stations ont par exemple été installées au Nunavik en collaboration avec les communautés locales. Plus de 150 stations ont été installées sur tous les continents (sauf l’Antarctique) dans le cadre du projet Antenna.

Photo : Radio-Canada
Maxim Larrivée et David Rolnick ont participé à l’installation de stations dans la forêt tropicale de Barro Colorado, au Panama. On voulait voir comment elles résisteraient à des conditions extrêmes de 100 % d’humidité
, explique M. Larrivée.
Cette expérience a révélé le potentiel insoupçonné d’Antenna : celui de découvrir de nouvelles espèces. Les stations ont photographié 300 espèces jamais décrites auparavant lors du test au Panama.
Ce résultat est « complètement sidérant » pour M. Larrivée. Ça m’a pris plusieurs mois à accepter que, dans un endroit où des insectes ont été étudiés considérablement dans les 80 dernières années, 25 % de la faune entomologique de papillons de nuit est encore inconnue de la science.
On ne s’y attendait pas du tout
, confirme David Rolnick.
Sur la planète entière, on estime que 90 % des espèces d’insectes seraient encore à découvrir. On appelle parfois ce groupe d’espèces la diversité sombre
, un surnom inspiré de la matière sombre, dont on déduit la présence sans la voir.
Espèces en péril
Cependant, le temps presse pour répertorier cette diversité sombre. Selon les meilleures estimations, l’extinction actuelle des insectes se produit à un rythme 1000 fois plus rapide que les grandes extinctions précédentes.
On a des espèces qui ont mis des milliers d’années à évoluer, qui ont été sculptées par des pressions environnementales et qui vont disparaître de cette planète sans même qu’on en ait pris conscience
, se désole Maxim Larrivée.

Photo : Radio-Canada
Les papillons de nuit ont particulièrement à perdre dans cette extinction de masse. [Ils] font partie des groupes les plus riches en biodiversité au monde, souligne David Rolnick. Nous avons 150 000 espèces de papillons de nuit sur la planète, ce qui représente environ 10 % de toutes les espèces connues.
Et leur effondrement aurait des conséquences bien concrètes sur les populations humaines. Les papillons de nuit jouent un rôle de pollinisation crucial et sont la proie de nombreuses espèces d’oiseaux.
Je pense que les gens ne comprennent pas à quel point la biodiversité de leur propre jardin est en train de changer et à quel point cela les touchera, affirme le professeur Rolnick. Cela touchera d’autres éléments de la biodiversité : la nourriture que nous mangeons, les produits que nous achetons et qui sont dérivés du bois et de l’agriculture.
Les outils comme Antenna permettront de documenter ces fluctuations de populations en temps réel avec une précision inédite. Ils pourraient aussi mesurer comment nos actions contribuent au déclin de la biodiversité, par exemple en documentant l’impact de certains pesticides sur les populations d’insectes.
Dans ce genre de cas, les données récoltées par Antenna pourraient se révéler décisives. Dans les années qui viennent, avance M. Larrivée, on va avoir accès à une information fiable qu’on pourra partager avec les décideurs. Ça change du tout au tout notre compréhension et, je l’espère, notre capacité de résoudre ce problème d’effondrement de la biodiversité.
Source : https://ici.radio-canada.ca/