
La question des pesticides présents dans les fleurs coupées reste encore largement minimisée dans le secteur. Elle est même très souvent passée sous silence lors de la formation de fleuriste.
« Il est important de garder du recul face aux informations relayées », expliquait le courriel reçu par des milliers de fleuristes le 15 octobre dernier. « À ce titre, nous vous invitons à ne pas vous exprimer devant les médias pour éviter toute mauvaise interprétation de la part des journalistes. » Il est signé Pascal Mutel, président de l’Union nationale des fleuristes (UNF).
Cet appel au silence a été envoyé six jours après l’audience, à Rennes, du procès intenté par les parents d’Emmy Marivain, fillette de 11 ans décédée d’un cancer. Sa maman, fleuriste, avait pendant sa grossesse manipulé de nombreuses fleurs contaminées par des pesticides.
« Nous voulons rappeler que cette situation concerne pour l’instant un cas isolé, continue le président de l’UNF. À ce jour, il n’existe aucune étude scientifique formelle prouvant un lien direct et systématique entre notre métier et de tels risques pour la santé. »
« Tressaillement collectif »
L’organisation patronale craint-elle un emballement ? Son message a en tout cas suscité un « tressaillement collectif », dit Nina, fleuriste parisienne de 29 ans, qui a choisi de contacter Reporterre.
Si aucune étude n’établit actuellement un lien direct entre manipulation de fleurs coupées et cancers, les soupçons grandissent. Surtout depuis la décision de la Fédération d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), qui a estimé que le cancer d’Emmy était bien en lien avec le métier de sa mère.
Aujourd’hui, personne ne met en doute la présence, dans les fleurs coupées, de substances toxiques — dont certaines interdites d’usage en Europe. Khaoula Toumi, docteure en agronomie à l’université de Liège, l’a démontré en 2016 et 2017 dans le cadre des travaux qu’elle a menés en Belgique pour sa thèse. En 2017, 60 Millions de consommateurs révélait à son tour un cocktail dangereux dans des roses vendues en France
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699 produits chimiques, 247 principes actifs
Au Kenya, principal exportateur de roses, les producteurs ont recours à des produits chimiques non autorisés en Europe, confirme le Livre blanc sur la traçabilité de la fleur coupée, publié en 2023 par l’UNF. « Selon le Kenyan Pest Control Produits Board (PCPB), les horticulteurs kényans utilisent près de 699 produits chimiques composés de 247 principes actifs », précisent les auteurs. Ce bilan, établi par l’organisation kényane en 2019, pointait que seuls 150 de ces principes actifs étaient acceptés en Europe et 78 interdits car jugés nocifs.
Dans ses études, Khaoula Toumi rapporte des quantités « notablement élevées » de résidus de pesticides et alerte sur de possibles conséquences sur la santé des fleuristes, exposés chaque jour et durant plusieurs heures. Mais la profession affiche un certain déni face à ces risques.
Ainsi, Valhor, interprofession française de l’horticulture, de la fleuristerie et du paysage, s’appuie sur une autre étude, qu’elle qualifie de « référente sur le sujet », publiée en 2021 par l’Institut fédéral allemand d’évaluation des risques : « Celle-ci conclut qu’il n’y a pas de risque prouvé pour les professionnels si ceux-ci appliquent les bonnes pratiques d’hygiène et de santé au travail. » L’Institut allemand démonte par ailleurs la méthodologie de Khaoula Toumi point par point et critique ses résultats.

L’interprofession affirme continuer à sensibiliser les fleuristes sur le port des équipements de protection, comme les gants et le tablier. Pourtant, beaucoup ignorent encore les risques sanitaires et ne prennent aucune précaution. Ceux interrogés par Reporterre confirment les mauvaises habitudes : le port des gants est rare, et encore considéré comme inutile par beaucoup ; même chose pour le tablier ; le lavage des mains est loin d’être systématique ; manger et boire dans la boutique à proximité des fleurs reste courant…
Plusieurs jeunes sortis récemment de formation affirment que leurs professeurs ne leur ont jamais parlé de l’importance de se laver les mains — « absolument jamais », précise l’un d’eux, titulaire d’un CAP et en dernière année de brevet professionnel.
Les gants ? « On ne les conseille pas »
« Nous enseignons les gestes de bon sens et d’hygiène, comme se laver les mains, porter un tablier, aérer la boutique, assure Lili Tisseyre, directrice de l’École nationale des fleuristes (ENF), à Paris. Car les fleurs émettent du CO2, ce n’est pas qu’une histoire de produits phytosanitaires. »
Quant au port de gants, ce n’est tout simplement pas un sujet dans cette école d’excellence, gérée par l’UNF. « On ne les conseille pas, explique-t-elle. Ce qui est important, c’est de se laver les mains, car elles sont en contact avec les végétaux, la terre, etc. »
« Certains occultent complètement la question des pesticides »
Didier Gilles, fleuriste depuis bientôt trente ans, mais aussi élu local et formateur dans le Gard, ne partage pas cet avis : « Je travaille avec des gants, et je demande toujours à mes élèves d’en mettre. Je suis pénible là-dessus. On utilise par exemple un torchon pour nettoyer les tiges et ne pas être en contact avec elles. » Pour cet écologiste convaincu, il reste beaucoup de chemin à parcourir.
Marc [*], ancien professeur à l’ENF, fait aussi partie de ceux qui mettent les apprentis en garde : « J’ai toujours été honnête avec eux en leur disant bien qu’ils manipulaient des fleurs traitées. » Une transparence qui ne serait pas généralisée au sein de l’école, selon lui. Il dénonce notamment la diffusion de vidéos et d’affiches de promotion de certains floriculteurs, qui « occultent complètement la question des pesticides ».
Pas un seul gant dans le pack de rentrée
Nina, qui a fini sa formation à l’ENF il y a deux ans, se dit choquée que la question environnementale n’ait pas été plus évoquée dans son cursus. « Dans le pack d’outils qui nous est remis en début d’année, il n’y a pas un seul gant, par exemple ! » s’étonne-t-elle.
Lili Tisseyre explique que la question de la sécurité est traitée dans le cadre du module « Santé prévention environnement ». « Mais le sujet des produits phytosanitaires n’est pas abordé puisque, en tant que fleuristes, nous n’en utilisons pas nous-mêmes. » En matière de santé, si les apprentis fleuristes sont sensibilisés à la toxicité naturelle des végétaux (plantes irritantes ou allergisantes), celle des traitements phytosanitaires utilisés dans la culture des fleurs n’est toujours pas au programme.
Selon la directrice de l’ENF, les étudiants n’exprimeraient pas d’inquiétude sur ces questions : « Ils ne semblent pas particulièrement intéressés par cet aspect environnemental. Ce qui leur importe, c’est d’avoir la bonne information sur l’origine des fleurs. » Dans le Gard, Didier Gilles dresse un constat similaire : « Les élèves à qui j’enseigne, et qui ont entre 18 et 40 ans, étaient moins en colère que moi quand l’affaire de Rennes a été révélée. Ça m’a surpris. »
Pourtant, certains, notamment ceux en reconversion, sont sensibles à l’écologie, et posent des questions. « Les enseignants ne savent pas répondre et tournent le sujet en ridicule », s’indigne Nina.
Vers le calcul du coût écologique des fleurs
Certes, des notions d’écologie sont bien dispensées dans le cadre du brevet professionnel (BP), rénové en 2021. « Mais pour l’instant, on s’est plus focalisés sur la question des zones d’approvisionnement et de la saisonnalité, notion qui devrait être basique, mais que tous les fleuristes ne connaissent pas », explique Didier Gilles.
Les avancées sont plus notables du côté du brevet de maîtrise, rénové en 2023. « Je faisais partie des professeurs qui ont écrit ce nouveau référentiel, explique l’enseignant. J’ai obtenu qu’il soit désormais demandé aux étudiants de calculer le coût écologique de la pièce florale qu’ils doivent réaliser pour la validation de leur maîtrise. »
Le marché de « Rungis a un pouvoir d’influence gigantesque »
Même si ce diplôme permet à terme de mieux les sensibiliser à la question des pesticides, les futurs fleuristes risquent de se heurter à la réalité du marché. Aujourd’hui, plus de 80 % des fleurs vendues en France sont importées, notamment de pays hors Union européenne, et donc susceptibles de contenir des molécules interdites. Trouver une alternative écoresponsable et locale relève de la gageure, malgré l’émergence de quelques labels, comme Fleurs de France.
« Certains d’entre nous ont déjà entrepris des projets de culture ou d’approvisionnement local pour éviter cet empoisonnement, dit Nina, la jeune fleuriste. Mais la transition est difficile, les lobbies sont puissants. Difficile de pratiquer le métier plus justement et sainement. Que ce soit dans la production ou la vente, le constat est le même : [le marché de] Rungis a un pouvoir d’influence gigantesque. »
Remettre en cause les pesticides, c’est renoncer à une bonne partie de cet approvisionnement international. Autrement dit, couper la tige à laquelle toute la filière s’accroche.
Source : https://reporterre.net/