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Notre analyse révèle l’usage de produits toxiques sur du raisin, du blé ou des fraises. La Confédération lance une grande offensive pour davantage de contrôles.
En temps normal, ses abeilles devraient s’envoler pour récolter du nectar. Mais en ce dimanche de printemps 2023, l’apiculteur découvre une scène de désolation: des «abeilles mortes en masse» jonchent le sol. Cette description est celle du rapport annuel du Service sanitaire apicole suisse.
L’inspecteur officiel des abeilles a prélevé des échantillons des insectes décimés pour les envoyer au laboratoire cantonal de Zurich. Celui-ci a trouvé une substance active toxique appelée diméthoate «en quantité mortelle pour les abeilles», précise le rapport.
Le coupable a rapidement été identifié: du colza est cultivé tout près du rucher, apparemment très apprécié par les butineuses. Des échantillons ont montré que les plantes contenaient également des résidus de diméthoate. Ainsi, 81 colonies d’abeilles ont été gravement intoxiquées par ce biais, écrit le Service sanitaire apicole.
La mort de ces abeilles est loin d’être un événement anodin. Et pour cause: les insecticides contenant du diméthoate sont interdits en Suisse. L’utilisation de cette substance active était autorisée jusqu’à l’été 2022, au plus tard. En outre, son usage n’a jamais été permis pour le colza. Certains agriculteurs continuent donc de l’appliquer, comme d’autres produits phytosanitaires également interdits. C’est ce qu’indiquent des documents que nous avons pu consulter en vertu de la loi sur la transparence. Mais comment expliquer cette situation ?
Un cadre trop laxiste
Le système repose sur l’autodéclaration. Longtemps, la Confédération s’est contentée de verser des paiements directs aux agriculteurs qui renonçaient à certains pesticides ou qui respectaient des règles strictes pour leur utilisation. Les Cantons, eux, sont nombreux à ne contrôler que la comptabilité des agriculteurs, sans prélever d’échantillons dans les champs.
En 2023, en revanche, la Confédération a alloué des fonds supplémentaires pour des examens. C’est ainsi que 502 analyses en laboratoire ont été effectuées, soit trois fois plus que l’année précédente. Des échantillons ont été prélevés sur des choux-fleurs, du blé, des raisins ou des fraises. Résultat: le taux de non-conformité a atteint 11%.
L’Union suisse des paysans souligne que les contrôles ont été effectués en fonction des risques, c’est-à-dire dans des exploitations qui se sont déjà fait remarquer par le passé ou qui travaillent dans un domaine où les manquements sont particulièrement fréquents. «Les résultats indiquent que 89% des analyses en laboratoire, soit la grande majorité, sont conformes, note David Brugger, responsable de la production végétale. Ceux qui contournent sciemment les dispositions légales doivent être punis en conséquence. Ces moutons noirs nuisent à la réputation de toute la branche, si bien qu’on finit par oublier que la grande majorité des applications se fait de manière correcte.»
Risques pour la santé et l’environnement
Martin Forter, directeur des Médecins en faveur de l’environnement (MfE), trouve pour sa part le taux de non-conformité à 11% «nettement trop élevé». Face à tant d’infractions, il plaide pour augmenter drastiquement les contrôles, regrettant que trop de cantons y échappent encore.
Autre élément critique, selon lui: l’utilisation de pesticides, pourtant interdits depuis plusieurs années. «Ces produits ont été retirés du marché pour une bonne raison: protéger l’environnement, les hommes et les animaux. Il est inadmissible qu’ils se retrouvent malgré tout dans la nature.»

PINO COVINO
Les rapports de laboratoire que la rédaction a reçus de différents cantons illustrent bien la problématique. À Zurich, les contrôles ont également trouvé la substance active diméthoate sur des raisins, peu avant leur récolte. La concentration était de 0,34 milligramme par kilo. Pour les raisins en vente, la teneur maximale autorisée est 34 fois inférieure. «Si la marchandise est mise en circulation telle quelle, il faut partir du principe qu’il y a une atteinte à la santé», indique le rapport.
L’interdiction du diméthoate ne tient en effet pas du hasard. En 2019, l’Union européenne a conclu, après des analyses détaillées, que la substance a potentiellement une influence négative sur les gènes. Elle présente un «risque élevé» pour les abeilles, mais aussi pour les mammifères.
En Thurgovie, un échantillon de blé d’hiver analysé présentait entre autres des résidus d’époxiconazole. Cette substance active toxique a été autorisée jusqu’en 2022 en Suisse. Elle présente, pour la Confédération, un risque pour le système hormonal avec pour conséquence possible d’affecter la fertilité.
Selon l’UE, la substance thiaclopride a également des effets nocifs sur la fertilité, en plus d’avoir été classée comme cancérigène probable. En Suisse, cet insecticide est interdit depuis 2021. Pourtant, les contrôleurs ont encore trouvé des résidus dans des fraises zurichoises en 2023.
Six cents pesticides différents
À ce stade, il n’est pas possible d’évaluer précisément si l’existence de ces substances constitue un problème pour le consommateur. Les contrôles ont lieu sur le terrain. Certaines peuvent se dégrader avant la mise en vente, mais des produits de dégradation potentiellement problématiques peuvent aussi apparaître. C’est pourquoi les cantons testent aussi régulièrement des denrées alimentaires prêtes à la consommation, pour lesquels des valeurs limites sont obligatoires.
Pour l’ensemble de la Suisse, les résultats ne sont disponibles que pour l’année 2021. Les contrôleurs ont pu détecter au moins un pesticide dans deux denrées alimentaires sur trois. Et 7% de tous les échantillons, contenant un résidu, dépassaient la valeur maximale autorisée.
Le laboratoire cantonal de Zurich fournit néanmoins des données plus récentes. En 2024, il a testé – sur la base des risques – 1227 échantillons de denrées alimentaires. Des résidus de près de 600 pesticides différents ont été détectés ainsi que leurs produits de dégradation. Parmi eux, 9% ont été mis en cause. Les producteurs suisses ont reçu une bonne note.
Le rapport du laboratoire indique que «les légumes tels que les haricots, les asperges, les piments, les oignons de printemps, les épinards d’eau, les aubergines et les herbes culinaires, les fruits tels que le ramboutan et les fruits de la Passion ainsi que les épices et le riz ont été le plus souvent mis en cause. Ceux-ci provenaient presque exclusivement d’Asie.» Les aliments plus communs comme les pommes de terre, les tomates, les carottes, les pommes, les baies et les céréales d’origine suisse étaient nettement moins contaminés.
Subventions réduites en cas de faute
Reste que les agriculteurs locaux devront faire face à une surveillance bien plus étroite à l’avenir. Les contrôles directs dans les champs seront nettement renforcés, comme l’indique l’Office fédéral de l’agriculture. Cette année, la Confédération financera 1000 analyses. Les Cantons peuvent en commander d’autres de leur côté. En cas de manquements, les agriculteurs s’exposent à voir leurs subventions rabotées. C’est ce qui s’est passé pour 45 d’entre eux en 2023. En tout, 118’000 francs ont été supprimés.
Pour le directeur des MfE, c’est un signal fort. «Outre les sanctions, il faudrait aussi améliorer la formation, assure Martin Forter. Souvent, c’est le manque de connaissances techniques qui conduit à une mauvaise utilisation des pesticides et donc à une pollution de l’environnement.»
Il pointe du doigt une autre difficulté: «J’ai cherché sur Google différents produits qui ne sont plus autorisés depuis longtemps en Suisse. Mais sur internet, on peut les commander sans problème à l’étranger.»
Source : https://www.24heures.ch/