En observant une variété mutante naine de l’Utriculaire gibbeuse, une plante carnivore aquatique, des botanistes britanniques ont compris l’importance de la pectine – ou « glu végétale » – dans la croissance des organismes. Leur découverte a fait l’objet d’une étude dans la revue Science.
Ses jolies petites fleurs jaunes lui donnent de faux airs innocents. Et pourtant, l’Utriculaire gibbeuse (Utricularia gibba) est une redoutable plante carnivore aquatique.
Pas de quoi s’alarmer, cependant. À moins d’imaginer un mutant géant, l’humain représente une proie bien trop grosse pour ce végétal, que l’on retrouve sous forme de tapis flottant à la surface des lacs, des étangs et des mares dans les zones tropicales ou tempérées sur presque tous les continents.
Il n’est pas rare de la croiser, également, dans… les laboratoires de recherche ! En effet, les scientifiques apprécient particulièrement cette espèce pour son petit génome. Ainsi, il est relativement facile d’associer chaque gène avec une fonction précise dans son développement ou sa physiologie. Mais ce n’est pas la seule caractéristique intéressante de cette plante carnivore.
Un décalage avec la « peau » de la plante
Il se trouve que les tiges de l’Utriculaire gibbeuse présentent de multiples cavités remplies d’air. Cela signifie que lorsque l’organisme est soumis à un stress, les vaisseaux transportant la sève peuvent se déformer à l’intérieur de la tige.
Et c’est justement ce qui s’est produit au cours de la croissance d’un spécimen un peu particulier : un mutant nain. Les botanistes Robert Kelly-Bellow et Karen Lee, de l’institut de botanique John Innes Centre (Angleterre), ont d’abord observé la morphologie de ses pièges végétaux avant de tourner leur regard vers ses tiges.
Les chercheurs ont constaté que chez ce mutant nain, la colonne de vaisseaux à l’intérieur de la tige était non pas droite, mais tordue. Ils ont émis l’hypothèse qu’il s’agissait en fait d’un conflit interne, autrement dit, d’un décalage entre ce qui se passe au cœur de la tige et ce qui se produit à la surface, ont-ils expliqué dans un article publié par la revue Science (22 juin 2023).
« Nous avons réalisé que dans ces types de plantes naines, seul l’épiderme – la « peau » de la tige – veut être court, (tandis que) le tissu interne veut toujours être long, d’où l’effet de déformation », précise le professeur Enrico Coen du John Innes Centre, directeur de l’équipe de recherche, cité dans un communiqué.
Le rôle de la pectine, la « colle » végétale
Des recherches plus approfondies ont révélé que le mutant nain de l’Utriculaire gibbeuse était dépourvu d’une hormone de croissance appelée « brassinostéroïde ». D’où une nouvelle hypothèse : chez une plante normale, cette hormone pourrait permettre à la peau de s’étirer. En relâchant en partie la « camisole de force » tout autour, ce mécanisme aurait pour conséquence de laisser la tige s’allonger.
Pour tester cette idée, les chercheurs ont utilisé la plante modèle Arabidopsis. Plus précisément, un autre mutant pour lequel la pectine – la « colle » entre les cellules végétales – se trouve affaiblie. Si leur hypothèse s’avérait exacte, alors, en réduisant la production de brassinostéroïde, ils devraient voir des fissures importantes se former dans l’épiderme de la tige.
« C’est exactement ce que nous avons observé », souligne le professeur Coen dans le communiqué :
« Normalement, une tige d’Arabidopsis, dont la « colle » est affaiblie, se fissure légèrement parce que l’hormone est là pour « desserrer » la camisole de force. Mais lorsque l’hormone manque, la peau est complètement arrachée, et la plante est presque nue. »
La modélisation informatique réalisée par leur collègue le professeur Richard Smith, également coauteur de l’étude, a montré que l’hormone brassinostéroïde était susceptible d’assouplir la camisole de force en relâchant les fibres des parois cellulaires de l’épiderme.
« Les cellules végétales sont collées les unes aux autres et sont obligées de se comporter de manière coordonnée grâce à la pectine, la colle qui les lie. Ce que nous montrons dans cette étude, c’est qu’il s’agit d’une force incroyablement puissante ; la colle est si forte qu’il suffit de modifier la croissance d’une couche pour que les autres cellules suivent », insiste le professeur Coen.
Secrets de la nature
Cela ne remet pas en cause l’importance d’autres mécanismes déjà connus, comme les signaux moléculaires qui coordonnent la croissance des plantes, tels des chefs d’orchestre chimiques. Mais le rôle de la « glu » végétale vient compléter notre compréhension des processus à l’œuvre.
« Le premier coup d’œil sur le tissu tordu de notre plante aquatique naine a été passionnant, car dès que nous l’avons vu, nous avons eu une idée de ce qui pouvait se passer. Mais ce qui nous a le plus enthousiasmés, c’est d’avoir testé cette idée dans un système complètement différent [la plante Arabidopsis] », ajoute le responsable de l’équipe. Avant de conclure :
« La nature est insaisissable. 99% des bonnes idées tombent à l’eau lorsqu’elles sont soumises à un test critique. Mais parfois, une idée survit, et vous savez alors que la nature vous a révélé l’un de ses secrets. »
Par ailleurs, cette découverte pourrait en amener d’autres dans son sillage. « Le fait que les interactions mécaniques entre les couches cellulaires contrôlent la croissance dans les tiges de deux espèces extrêmement différentes soulève la question de savoir si elles contrôlent d’autres aspects du développement des plantes, tels que le schéma interne complexe des feuilles. Nous sommes impatients de vérifier si c’est le cas », a commenté le Dr Christopher Whitewoods, coauteur de l’étude et chercheur au Sainsbury Laboratory de l’université de Cambridge (Angleterre).
Les auteurs envisagent, par exemple, des résultats utiles à l’agriculture – puisque certaines variétés cultivées actuellement sont, elles aussi, des mutants nains – mais aussi à la compréhension de processus aboutissant à des formes comparables chez les animaux. Les fissures de la peau du crocodile, ou les replis de l’intestin, par exemple.
Source : https://www.geo.fr/