

En moins de trente ans, les noix d’argan ont conquis la planète sous la forme d’une huile précieuse, en particulier pour les cosmétiques. Au Maroc, ce sont souvent des femmes berbères qui en assurent la production, selon un savoir-faire transmis de mère en fille. Reportage.
À l’ombre d’un arbre, trois femmes, drapées dans des étoffes colorées, murmurent des bismillah (« Au nom de Dieu ») pour se donner du courage en remplissant de petits paniers posés au sol. Il est 14 heures et les environs sont déserts, chacun s’étant retranché chez soi pour échapper à une chaleur écrasante de fin d’été. Non loin d’Aïcha, Zohra et Fadna, toutes trois âgées d’une soixantaine d’années, quelques ânes traînent leurs sabots dans la poussière. Le dos courbé et la tête couverte d’un foulard, les paysannes ressemblent aux Glaneuses de Millet, version berbère.
Là, près du village marocain d’Azrarag, à une trentaine de kilomètres à l’est d’Agadir, elles récoltent des noix d’argan tombées au pied des troncs. Des fruits verts, bruns ou dorés, gros comme une olive : le trésor de la région du Souss, au sud du Haut Atlas, dont les femmes berbères tirent traditionnellement une huile voluptueuse, utilisée en cuisine et comme baume pour les cheveux et la peau. Aïcha secoue vigoureusement un arbre, faisant tomber quelques noix. « D’habitude, on n’a qu’à les ramasser, explique-t-elle. Mais cette année, il n’y a presque rien. Alors on essaie de les forcer à se détacher ! » À 67 ans, veuve, elle travaille, comme ses deux amies, pour la coopérative locale de Tamaynoute depuis sa création en 2004.
Le voluptueux élixir ambré est devenu un produit de luxe
L’argan a conquis l’Europe et le monde à la fin des années 1990, au point de devenir un ingrédient phare de l’industrie cosmétique. L’élixir, dont les vertus furent vantées dès le Xe siècle par des médecins arabo-andalous comme Ibn al-Baitar, est riche en acides gras essentiels et en vitamine E. Et l’huile aux reflets ambrés s’est imposée dans les salles de bains du monde entier. Dans le souk d’Essaouira, la vieille cité portuaire, des femmes font tourner leurs moulins en pierre sous les yeux des touristes. L’huile qui en coule est vendue autour de 500 dirhams le litre, soit environ 50 euros. Produit « éthique », l’huile d’argan est vendue à ce tarif au souk comme au supermarché. En 2019, il était plutôt de 25 euros le litre. Devenu trop cher pour la plupart des Marocains, le précieux liquide déserte peu à peu les foyers pour se concentrer dans les lieux luxueux.
Souad el-Ezzahidy, 36 ans, cuisine six soirs par semaine à La Table Madada, l’un des plus grands restaurants d’Essaouira. Elle liste avec gourmandise les plats qu’elle a inventés ou revisités avec l’huile d’argan : chair d’araignée et avocat ; chèvre frais mariné… « Cet ingrédient apporte un goût de noisette qui se mélange bien et ne domine pas les autres parfums, explique la jeune chef. Mais il est en train de disparaître de nos cuisines. Quand j’étais petite, je fabriquais ma propre huile avec ma grand-mère à la campagne. Je me souviens que je n’arrivais pas à presser ! Je la mangeais avec du pain… Comme c’était bon ! Ça fait si longtemps que je ne l’ai pas mangée comme ça. Quand je sens l’huile d’argan, je revois ma grand-mère cuisiner son délicieux tajine de chèvre. »
La demande croissante tire les prix vers le haut, certes, mais le produit lui-même est aussi de plus en plus rare. Les arganiers (Argania spinosa), essence très résistante à la sécheresse, réputée être un bon rempart contre la désertification et l’érosion des sols, poussent principalement dans l’ouest de l’Afrique du Nord (Algérie, Maroc), à l’état sauvage, dans un décor lunaire aux collines pelées, au sol pierreux raviné d’oueds assoiffés, loin des palmeraies et des oasis de carte postale. Mais en ce mois de septembre qui marque la fin de la saison de récolte commencée en juin, c’est un spectacle de désolation : seules de maigres branches, presque nues, s’accrochent aux troncs courts et tortueux des arganiers. Des chèvres faméliques escaladent les branches épineuses pour en arracher quelques feuilles racornies. Le Maroc, qui produit 4 000 à 6 000 tonnes annuelles d’huile d’argan dont il exporte près de la moitié, fait face depuis sept ans à une terrible sécheresse. Début 2025, les précipitations ont été plus abondantes que l’an passé, mais elles restent en deçà des moyennes habituelles sur cette période. Qui plus est, des cultures intensives (orge, pastèques, tomates…) s’étendent au milieu des arganeraies, puisant dans les nappes phréatiques.
Jusqu’à présent, les arganiers, dotés de mécanismes de résistance à la sécheresse consistant à laisser tomber leurs feuilles au profit des fruits, supportaient le climat semi-aride de la région. Mais le manque d’eau prolongé les met à rude épreuve et aujourd’hui, les noix elles-mêmes se raréfient. Et pour les 3,5 millions de Marocains qui, selon la pharmacologue Katim Alaoui, directrice générale de la Fondation Mohammed-VI pour la recherche et la sauvegarde de l’arganier, vivent directement ou indirectement de cette industrie, c’est l’inquiétude. Chaque année, la surface occupée par les arganiers (830 000 hectares aujourd’hui) diminue, affectée non seulement par la baisse des précipitations (20 % de moins qu’il y a trente ans), mais aussi par le désert qui gagne du terrain et grignote les terres cultivables, le surpâturage et les villes qui grandissent.
Au bout de quelques heures de travail, Aïcha, Zohra et Fadna prennent le chemin du retour, avec chacune sur la tête un panier à peine rempli. « Avant, il y avait tellement de fruits qu’on en laissait, on ne pouvait pas tout ramasser, explique Aïcha. Mais maintenant, c’est fini. On a déjà connu des périodes dures mais cela commence à être compliqué pour moi car c’est ma seule source de revenu. Grâce à Dieu, mon fils est plombier intérimaire. » De mémoire d’habitant, les arganiers ont toujours poussé autour de leur village berbère d’Azrarag. La plupart des parcelles appartiennent à l’État ou à la commune, mais les villageois ont un droit de jouissance, transmis de père en fils, qui les autorise à ramasser les noix. Chacun délimite sa parcelle à l’aide de pierres rondes et blanches qui forment de petites pyramides autour des arbres – un code que seuls les gens du coin savent déchiffrer. Les villageois continuent d’utiliser le bois d’arganier pour le chauffage et la cuisine. La pulpe qui entoure les fruits, elle, sert à nourrir le bétail. Quant à la fabrication de l’huile elle-même, elle a toujours été affaire de femmes.
Des chaussettes de ski pour se protéger
Des chants entremêlés de claquements secs résonnent à l’intérieur du bâtiment aux murs roses de la coopérative de Tamaynoute, qui regroupe 72 adhérentes. Chacune apporte sa récolte et participe au processus de transformation. Aïcha et ses coéquipières étalent leur maigre récolte sur un sol bétonné. Les noix y sécheront au soleil pendant plusieurs semaines avant d’être concassées. Ces premières étapes sont encore complètement manuelles, mais dans les coopératives, le pressage, c’est-à-dire la transformation en huile, autrefois effectué à la meule de pierre, est désormais mécanisé. Assises sur d’épais tapis, jambes écartées, une trentaine de femmes, équipées de grosses chaussettes de ski pour se protéger des éclats de noix séchées, papotent et chantonnent dans la salle de concassage. Elles sont rémunérées 40 dirhams (3,80 euros) par kilo d’amandons obtenu, ce qui prend généralement une journée de travail. « L’arganier, c’est comme de l’or pour nous, explique Aïcha. On le récolte, on le stocke, on peut le vendre ou l’utiliser en cuisine. » La chaleur monte dans la pièce inondée de soleil et de poussière. Les visages luisent de sueur. Aïcha saisit plusieurs noix dans sa main gauche. D’un geste mécanique, de sa main droite elle vient frapper l’une d’entre elles avec un caillou. Les bruits secs des noix qui éclatent se mêlent aux rires. « Ici, on parle de tout, de nos maris, de nos parents, du coût de la vie…, raconte Aïcha. Et en ce moment, le sujet de discussion, c’est le prix des fournitures scolaires. » La coque une fois éclatée, les précieux amandons – un, deux, parfois trois – sont récupérés avant d’être triés, torréfiés pour l’huile alimentaire ou laissés bruts pour l’huile cosmétique. Environ deux kilos d’amandons, soit deux jours de travail, sont nécessaires pour fabriquer un seul litre.
Zoubida Charrouf a été surnommée la « reine de l’argan ». Cette docteure en chimie, professeure émérite à l’université Mohammed-V de Rabat, a contribué à professionnaliser la filière dans les années 1990. « J’ai voulu que les gens prennent conscience des débouchés possibles de l’arganier, souligne la chercheuse. Jusqu’alors, les femmes, notamment les Berbères, détentrices d’énormément de connaissances sur cet arbre, produisaient de façon indépendante, chez elles. Je les ai incitées à s’organiser pour gagner mieux leur vie. » Des milliers d’entre elles ont rejoint des coopératives, lesquelles sont au nombre de 686 aujourd’hui. « Le chemin a été très dur, se souvient la Pre Charrouf. Les Marocains ne comprenaient pas pourquoi on faisait ça pour des femmes, souvent marginalisées dans ces milieux ruraux. Maintenant, elles marchent la tête haute. L’épicier du coin accepte de leur faire crédit et elles peuvent envoyer leurs enfants à l’école ! » Les revenus de l’argan ont amélioré le quotidien des douars (petits villages), les coopératives finançant la mise en place de crèches et de bus scolaires. Dans ce circuit de commerce « éthique », les marques de cosmétiques achètent en effet l’huile à bon prix à la coopérative à condition que les femmes ne travaillent pas plus de huit heures par jour et bénéficient de ces infrastructures et de programmes d’alphabétisation.
« Au village, on est jaloux de mon indépendance »
À Tioute, à une centaine de kilomètres à l’est d’Azrarag, dans la coopérative de Taitmatine, elles sont une centaine à en bénéficier. « Ouvrez votre manuel à la page 30 ! », lance une jeune femme énergique. Khadija Ait Ajraou est professeure d’arabe classique. Deux heures par jour, elle vient apprendre à lire et à écrire aux ouvrières. « Habiba, peux-tu me lire ce mot ? » « Collier », répond Habiba. Elle a la quarantaine, ne connaît pas exactement son âge. Née à Tioute, elle n’a jamais été scolarisée. « C’est très important pour moi parce que ça me permet de lire mon courrier, les papiers administratifs, les cartes, etc., souligne-t-elle. Je suis autonome maintenant. » Célibataire, Habiba est obligée de travailler pour vivre. « Tous les hommes ont quitté le village pour aller travailler en ville, dit-elle. Grâce à ce boulot, je me suis acheté un petit mixeur Moulinex. Je ne veux pas vous dire combien je gagne car cela suscite beaucoup de jalousie au village. Sans doute parce qu’on est indépendantes, pas comme les femmes au foyer. »
Pourtant, contrairement à leurs mères, les plus jeunes ne voient pas la récolte de la noix d’argan comme une voie d’émancipation. Elles boudent ce métier fatigant et répétitif qui les cantonne à la vie au douar, et se cherchent un avenir dans les grandes villes du littoral, à Agadir, Essaouira ou Rabat, la capitale, où elles travaillent souvent dans les hôtels ou la restauration, ou comme femmes de ménage chez des particuliers.
Et la raréfaction de l’argan rend le métier encore plus difficile. Les huit enfants de Brahim Joudan et de sa femme Rqia sont tous partis à Agadir ou Rabat. Pour trouver la maison aux murs blancs de ce couple d’une cinquantaine d’années – ils ne connaissent pas leur âge exact – au-dessus de Tidzi, un village de la province d’Essaouira, il faut emprunter une route qui borde les arganeraies et traverse le lit de rivières asséchées. Ici encore, des paysages pelés, des sols caillouteux. La maison n’est pas achevée. Pendant longtemps, les villageois ont vécu de la culture de l’argan. Mais depuis la sécheresse, leur quotidien s’est durci. « Regardez tous ces arbres morts, lance Rqia en balayant le paysage d’un revers de la main. Ça me rend tellement triste. Avant 2020, tout était vert ! » Ce jour-là, le ciel est aussi terne que le sol. « l faut prier pour que la pluie vienne réveiller ces arbres ! », poursuit-elle. Seul Adam, 8 ans, le petit-fils de Brahim et Rqia, vit avec eux. Allongé sur un tapis, en survêtement et maillot de foot, l’enfant ne décroche pas de son smartphone, seul objet de valeur dans la maison. La grande télé du salon est en panne. Des bouteilles en plastique font office de vase pour quelques fleurs. Dans sa vie, Brahim a été conducteur de triporteur, bûcheron et ramasseur de noix pendant la saison de l’argan. Pendant un temps, il a aussi élevé une quinzaine de brebis, chèvres et moutons. Mais à cause de la sécheresse, il devenait difficile de les nourrir. Alors il a tout vendu et depuis une dizaine d’années, il n’a plus d’emploi.
Rqia, elle, comme de nombreuses femmes berbères, travaillait l’argan. Ramassage, concassage, pressage, elle fabriquait elle-même de l’huile alimentaire. « Si nous, les femmes, on voulait acheter quelque chose, les hommes nous disaient de faire de l’argan, raconte-t-elle. Ça a été mon gagne-pain pendant des années. » Issue d’une famille de bergers, elle n’a jamais été à l’école. Rqia a de cette façon pu acheter les fournitures scolaires des enfants, leurs tabliers et leurs vêtements. « Mais depuis cinq ans, plus personne ne m’apporte sa récolte, dit-elle. Cela fait trois ans que je n’ai pas sorti ma presse. Si l’arganier disparaît de notre région, les femmes n’auront plus rien. »
Un espoir : planter de nouveaux arganiers
Et l’argan lui-même, désormais hors de prix, peine à trouver preneur. Latifa Anaouch est la responsable commerciale d’un groupement de six coopératives comptant 525 adhérentes. Dans son bureau d’Agadir, devant un thé accompagné d’un trio typiquement marocain : pain, huile d’olive et amlou – une pâte à tartiner berbère à base d’amandes et d’huile d’argan –, Latifa Anaouch constate : « L’argan devient très cher, mais cela ne profite malheureusement pas aux récoltants, seulement aux spéculateurs. Même les grandes sociétés de cosmétiques considèrent que c’est trop cher et nous avons perdu beaucoup de clients. » Pour enrayer la crise, le gouvernement marocain, conscient de l’intérêt que représentent ses 21 millions d’arganiers, entend interdire l’exportation de l’huile d’argan en vrac à l’horizon 2030, au profit de l’exportation en bouteilles, dont la valeur ajoutée est plus forte. Il compte aussi contribuer à la plantation de 50 000 arbres d’ici à cinq ans. Une gageure pour une essence qui ne poussait jusqu’alors qu’à l’état sauvage et qu’il s’agit désormais de faire aussi grandir en pépinière. Et une recette de patience, car il faudra attendre cinq ou six ans avant que les jeunes plants ne produisent les premiers fruits de l’espoir.
De la noix au flacon d’huile d’argan :
– 830 000 hectares sont dédiés aux arganiers dans le Souss, au Maroc. C’est la troisième essence la plus représentée dans le pays après le chêne vert et l’acacia saharien.
– 1 arganier produit 10 à 30 kilos de fruits (appelés « affiaches ») chaque année.
– 50 000 femmes marocaines vivent directement des revenus générés par la filière.
– 686 coopératives permettent aux femmes de tirer de meilleurs revenus de l’argan. Les premières ont vu le jour dans les années 1990.
– 2 kg d’amandons sont nécessaires pour obtenir un seul litre d’huile d’argan, soit deux journées de travail de concassage.
Le prix de la rareté
– 4 000 à 6 000 tonnes d’huile par an sont produites par le Maroc.
– Le prix producteur au kilo est en hausse… 1 € le kilo de fruits livré par les femmes à la coopérative en 2025 (contre 0,30 euro en 2018).
– celui du litre en vrac exporté aussi 25 € le litre en 2019, 40 euros en 2025.
Une plante aux multiples talents
– Usage cosmétique : peau/cheveux/ongles.
– Usage alimentaire : utilisée dans la gastronomie marocaine, l’huile a un petit goût de noisette.
– Principaux composants : Acides gras (43 % d’oméga-9 et 36 % d’oméga-6) et vitamine E (tocophérols) antioxydante.
Source : https://www.geo.fr/