
Discrète mais essentielle, l’abeille noire européenne veille depuis des millénaires sur les paysages de nos campagnes. Hélas, cet hyménoptère taillé pour les climats rudes et les fleurs locales, vacille aujourd’hui sous le poids des menaces : hybridation, pesticides, dérèglement climatique, apiculture industrielle. Comment une abeille aussi rustique en est-elle venue à frôler la disparition ? Nous allons décrire les dangers qui guettent cette sous-espèce autochtone et les espoirs qui persistent pour la protéger.
Qui est l’abeille noire ?
L’abeille noire européenne (Apis mellifera mellifera) est une sous-espèce de l’abeille domestique occidentale (Apis mellifera). Elle appartient à l’ordre des hyménoptères et à la famille des apidés. Sa répartition historique couvre une grande partie de l’Europe occidentale et septentrionale. On la trouve traditionnellement en France, au Royaume-Uni, en Belgique, en Allemagne, dans le nord de l’Espagne, en Suisse, en Autriche, ainsi qu’en Scandinavie. Physiquement, l’abeille noire se distingue par sa coloration sombre, presque anthracite, et son thorax recouvert de poils bruns. Son abdomen présente peu de bandes claires, contrairement à d’autres sous-espèces comme l’abeille italienne (Apis mellifera ligustica), qui est plus dorée. Ses ailes, légèrement plus courtes que celles d’autres lignées, accentuent sa silhouette trapue. Les ouvrières mesurent environ 1,2 à 1,4 cm tandis que la reine, plus grande, peut atteindre 1,8 cm.
Pourquoi est-elle qualifiée d’abeille rustique ?
Apis mellifera mellifera est souvent décrite comme une abeille rustique parce qu’elle possède un ensemble de caractéristiques qui lui permettent de survivre dans les conditions climatiques de l’Europe occidentale et septentrionale. Cette rusticité désigne sa capacité à s’adapter naturellement à son environnement, sans nécessiter une assistance humaine constante, contrairement à d’autres sous-espèces plus fragiles ou plus dépendantes des soins apicoles intensifs. L’abeille noire se distingue en effet par sa grande résistance au froid et à l’humidité qui règnent dans son aire de répartition. Grâce à son comportement collectif, elle forme une grappe compacte pour maintenir la chaleur au cœur de la ruche, même lors des hivers les plus vigoureux. Sa capacité à économiser ses réserves de miel et de pollen lui permet de survivre pendant les périodes de pénurie tandis que son instinct de défense très prononcé contribue à mieux protéger sa colonie contre les intrusions de prédateurs et de voleurs de miel. Enfin, une adaptation forte à ses régions d’origine lui confère une fidélité florale et un calendrier biologique en phase avec les ressources disponibles localement.
Pourquoi l’abeille noire est-elle en danger ?
L’abeille noire est aujourd’hui confrontée à une série de menaces qui compromettent gravement la survie de ses populations sauvages et à la fragilisation des colonies de ruche, remettant en cause l’équilibre écologique ainsi que la pérennité des pratiques apicoles traditionnelles. Parmi les principaux dangers qui planent sur cette sous-espèce, on peut citer :
L’hybridation génétique
Ce phénomène résulte de l’importation massive d’autres sous-espèces d’abeilles domestiques, principalement l’abeille italienne (Apis mellifera ligustica) et l’abeille carniolienne (Apis mellifera carnica), appréciées pour leur douceur et leur productivité. Ces abeilles, introduites depuis le XIXe siècle dans de nombreux pays d’Europe occidentale, se reproduisent librement avec l’abeille noire, entraînant une dilution de son patrimoine génétique originel. À mesure que les croisements se multiplient, les caractères adaptatifs propres à l’abeille noire, tels que sa rusticité, tendent à s’estomper ;
Les parasites et maladies
Une autre menace émane des maladies et parasites, dont le plus redouté reste le varroa destructor, un acarien originaire d’Asie, introduit accidentellement en Europe au cours du XXe siècle. Ce parasite s’accroche aux abeilles adultes et se reproduit dans les cellules du couvain, affaiblissant les larves et transmettant des virus, en particulier le virus des ailes déformées. Outre le varroa, d’autres pathogènes menacent la santé des colonies comme les loques américaine et européenne (maladies bactériennes du couvain), les mycoses (telle l’ascosphérose), ou encore les virus favorisés par l’affaiblissement immunitaire des colonies ;
Les pesticides agricoles
L’utilisation massive de pesticides en agriculture intensive représente également une pression considérable sur les populations d’abeilles noires. Les néonicotinoïdes, même partiellement interdits dans plusieurs pays européens, continuent de nuire à la santé des pollinisateurs. Ces substances, systémiques et persistantes, affectent le système nerveux des abeilles, altèrent leur capacité d’orientation, leur mémoire, leur appétit et leur immunité. Même à faible dose, l’exposition chronique à ces produits entraîne une désorganisation de la colonie et une diminution significative de la reproduction. En outre, l’exposition aux fongicides et herbicides perturbe l’équilibre du microbiote intestinal des abeilles, les rendant plus vulnérables aux pathogènes ;
La destruction de ses habitats
L’arrachage des haies, le labour profond, la monoculture et l’artificialisation des sols suppriment les ressources florales diversifiées dont dépend l’abeille noire tout au long de l’année. Cette réduction de la diversité des fleurs rend les colonies plus vulnérables aux pénuries alimentaires saisonnières, en particulier au printemps et à l’automne. Par ailleurs, l’accès à l’eau, essentiel à la thermorégulation de la ruche et à l’alimentation du couvain, est souvent compromis dans les zones cultivées ou urbanisées ;
Le changement climatique
La situation du climat a des répercussions particulièrement sévères pour l’abeille noire, une sous-espèce aussi étroitement adaptée à des conditions tempérées et froides. L’augmentation de la fréquence des épisodes climatiques extrêmes (sécheresses prolongées, hivers doux suivis de gels tardifs, printemps instables), perturbe les cycles de floraison, désynchronise les périodes de ponte et réduit les disponibilités en nectar et en pollen. L’abeille noire, qui a développé un rythme biologique précis pour anticiper et gérer l’hivernage, se retrouve désorientée face à des hivers plus chauds, durant lesquels la reine continue à pondre alors que les ressources sont insuffisantes. Par ailleurs, les étés caniculaires, de plus en plus fréquents, affectent sa capacité de thermorégulation et exposent les colonies à des coups de chaleur potentiellement mortels ;
La standardisation apicole
L’apiculture industrielle, axée sur la productivité maximale, tend à privilégier des lignées d’abeilles sélectionnées pour leur rendement au détriment des sous-espèces locales. Aujourd’hui, l’apiculture française repose en grande partie sur l’utilisation de l’abeille italienne, l’abeille carniolienne et surtout, des abeilles hybrides comme la Buckfast, issue de croisements entre plusieurs sous-espèces, très utilisée dans l’apiculture professionnelle pour ses performances : douceur, faible essaimage, élevage précoce, productivité. Dans ce contexte, l’abeille noire, moins docile et moins « rentable » est souvent écartée ou croisée de manière incontrôlée. La disparition progressive de l’apiculture de terroir, respectueuse de la biologie de l’abeille noire, contribue donc à l’effacement de cette sous-espèce rustique.
Comment préserver l’abeille noire ?
Des initiatives concrètes émergent pour protéger l’abeille noire et sauvegarder son patrimoine génétique. Plusieurs conservatoires ont vu le jour en France afin de préserver la sous-espèce autochtone et d’empêcher l’hybridation de ses lignées. Parmi les plus emblématiques, celui de l’île d’Ouessant, isolé au large du Finistère, offre aux colonies un sanctuaire naturel, à l’abri des croisements extérieurs. D’autres structures, réparties dans les Cévennes, le Jura, les Vosges, les Landes, le Limousin ou encore le Val d’Azun, participent aussi à la reproduction de souches pures. Si elle reste aujourd’hui minoritaire dans les ruchers français, l’abeille noire trouve encore refuge dans certaines zones rurales, forestières ou montagnardes, là où les pressions agricoles sont moindres. Elle suscite un intérêt croissant dans les milieux de l’apiculture durable et de la conservation, portée par des apiculteurs engagés dans des pratiques respectueuses de l’environnement.
Source : https://lemagdesanimaux.ouest-france.fr/